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jeudi 24 octobre 2024

"LES ANARCHISTES DANS LA VILLE. Révolution et contre-révolution à Barcelone (1898-1937)" de Chris EALHAM (Recension de Freddy GOMEZ)

 SOURCE: http://acontretemps.org/spip.php?article876&fbclid=IwAR3SbkmBPnz3E8lDS3xG_19k3DYQe2qFegkOHY1-ubTJV8OxVC-1j2BkASQ

Nous avions souligné en son temps [1] l’importance historiographique essentielle de l’ouvrage de Chris Ealham La lucha por Barcelona, version espagnole d’Anarchism in the City : Revolution and Counter-Revolution in Barcelona (1898-1937). Nous en disions – et qu’on nous pardonne de nous citer – que le tableau que tirait l’historien britannique hispanisant de « la conflictualité sociale dans la capitale catalane au cours des quatre premières décennies du XXe siècle » était « impressionnant de pertinence ». Nous insistions également sur le fait que son analyse, « d’une part, de l’organisation de l’espace urbain barcelonais et de la volonté de contrôle des classes dangereuses, théorisée par une bourgeoisie catalaniste ralliée à la “République d’ordre”, et, de l’autre, des stratégies d’action directe mises en place par la CNT pour marquer son territoire, dress[ait] [à partir] d’un recensement détaillé des zones d’implantation de l’anarcho-syndicalisme barcelonais – les quartiers du centre historique (El Raval), ceux de la première périphérie (Sanz), ceux de la seconde périphérie (Hospitalet, San Adrían, Santa Coloma) –, […] une topologie originale d’une CNT où l’affrontement récurrent entre syndicalistes et “faïstes” recoup[ait] très précisément le statut social, mais aussi l’appartenance des militants à tel ou tel espace urbain ». Avant de conclure que tout cela, mais aussi « sa perception du processus révolutionnaire de l’été 1936 comme appropriation du territoire urbain et rupture avec “l’idéologie démocratique de domination” » ouvrait « des perspectives d’analyse tout à fait nouvelles ».

Dans sa préface à l’excellente traduction française que vient de nous donner Agone, Chris Ealham revendique l’influence qu’exerça sur son parcours et son travail de recherche « l’histoire sociale à la Thompson [2], c’est-à-dire “par le bas” (from below) ». Pour le cas, concernant ce livre, il s’agissait, dit-il, « de mettre au premier plan les motivations et les actions des gens ordinaires » en recréant « le monde social et la culture quotidienne de ces personne anonymes et des dépossédés qui se saisirent de l’anarcho-syndicalisme pour défendre leurs intérêts ». Au contraire des thèses d’Eric Hobsbawm qui, fidèle à une certaine orthodoxie marxiste, s’employa à démontrer, sans jamais le prouver, que l’anarchisme espagnol n’avait jamais été rien d’autre qu’une « rébellion primitive », essentiellement paysanne, Ealham perçoit à juste titre l’anarcho-syndicalisme comme relevant d’un mouvement fondamentalement urbain.

Cette histoire « par le bas » se doit, précise l’historien, d’être sociale, politique, culturelle, mais également « inscrite dans l’espace ». Admettant pour le coup l’influence d’Henri Lefebvre, à laquelle il aurait pu ajouter celle des situationnistes, Ealham tisse un maillage subtil entre les luttes proprement ouvrières – celles qui naissent et se propagent à partir des lieux de travail – et celles qui en débordent le cadre (luttes des chômeurs, grèves des loyers, actions de braquage et de réappropriation, « ces petits coups de feu de la guerre de classe » comme disait l’historien James C. Scott). Et, au-delà, il s’attache, brillamment, à démontrer en quoi les projets d’urbanisme bourgeois qui, depuis le « plan Cerdà » de 1854, n’ont cessé de bouleverser Barcelone n’ont eu, malgré leurs présupposés progressistes, d’autre but que de soumettre, contre le peuple, la ville aux seuls intérêts inégalitaires de la bourgeoisie, espagnoliste ou catalaniste, et des propriétaires fonciers. Sur ce plan, sa démonstration est, disons-le, remarquable. Elle atteste en quoi, pour utopique qu’elle soit sur le plan urbanistique, une « politique de rénovation urbaine conçue à des fins avouées de domestication de la population » débouche toujours sur un « cauchemar dystopique » aux conséquences toujours inattendues. 

 Dans le cadre d’une ville aussi rebelle que la Barcelone du premier tiers du XXe siècle – ce temps où la Rosa de foc (la Rose de feu) fut bien la capitale de l’anarcho-syndicalisme –, le doublement, entre 1900 et 1930, de sa population ouvrière avec l’arrivée massive d’une main-d’œuvre venant, pour le plus gros, de Murcie et d’Andalousie ne pouvait qu’augmenter les « paniques morales » des élites bourgeoises. Ealham décrit par le menu cette psychose de la « vie sauvage » des classes dangereuses qu’elles développèrent et les réponses ultra-répressives qu’elles engagèrent pour la « civiliser ». Mais, face à la cherté des loyers – qui augmentèrent en une seule année (1920) de 50 à 150 % – et à l’augmentation constante des denrées de première nécessité que ne compensait aucune mesure sociale, les conditions déplorables d’existence des émigrés de l’intérieur favorisèrent naturellement leur rapprochement presque immédiat avec l’anarcho-syndicaliste CNT, qui eut l’intelligence de comprendre, sans calculer les risques, l’intérêt qu’elle avait à tirer de la conscientisation de ces révoltés de la misère. Nombreux sont, en effet, les exemples que l’auteur nous donne de cette fraternisation en actes qui opéra dans les quartiers pauvres de la ville, les barrios. Organisés en « petites républiques », « par le bas, sans privilège ni hiérarchie, ils constituaient, écrit-il, un ordre socioculturel urbain largement autonome et des espaces assez libres où la police ne pénétrait presque jamais » tant y était faible l’autorité de l’État. D’où la réelle panique que cette convergence objective suscita chez les bourgeois. 

Les Anarchistes dans la ville nous offre, c’est acquis, un très large et fort précis panorama des mutations de la Barcelone du premier tiers du XXe siècle, et plus encore de ses quartiers populaires, le tout en s’attachant à nous instruire sur la vie quotidienne de ceux d’en-bas et les réponses collectives – culturelles, sociales et organisationnelles – qu’ils apportèrent, à partir d’eux-mêmes et pour eux-mêmes, aux défis de la question sociale. Mais ce n’est là qu’un seul de ses apports à l’historiographie générale. L’autre, c’est de nous éclairer sur la manière dont la CNT de ces temps, syndicat ouvrier par excellence, fit jonction naturelle avec des luttes non directement liées au monde du travail, celles des chômeurs et des locataires par exemple, sans se poser d’autres questions que celle de leur légitimité. Et ce faisant, de prendre le risque du conflit interne, notamment quand certains de ses activistes militants défendirent, par exemple, des pratiques de reprise individuelle, dont la gamme pouvait aller du simple vol à l’étalage pour ne pas crever de faim au braquage plus conséquent. L’impression qu’on en retire, c’est que la CNT savait être, dans le feu de l’action, autre chose qu’un syndicat ouvrier au sens strict du terme pour devenir une sorte d’objet non identifiable qui terrorisait l’adversaire précisément pour cela. C’est un peu comme s’il y avait diverses CNT dans la CNT et que son tout faisait unité des multiples pour configurer un mouvement de classe protéiforme capable de faire avancer, par tous moyens, la cause générale de la révolution sociale et de l’auto-émancipation du prolétariat.

Cette perspective est essentielle pour comprendre en quoi les lectures historiques d’une CNT réduite à sa dimension syndicale et aux conflits – idéologiques ou stratégiques – qui la traversèrent, peinent à saisir ce qui, en son sein, était toujours mouvant et induisait, par là-même, une réadaptation permanente de ses formes de luttes à la réalité des conditions d’exploitation et de domination du prolétariat et du sous-prolétariat de son temps. Cette élasticité la plaçait objectivement hors du champ balisé de l’affrontement de classe codifié, et surtout des compromis auxquels il aboutit souvent. Son ambition, elle pouvait la placer ponctuellement dans des victoires partielles, mais sans jamais perdre de vue l’objectif final : tendre le fil de la conflictualité sociale jusqu’à son point de rupture révolutionnaire.  

La fresque que nous offre Ealham atteste que cette « guerre urbaine » que connut la Rosa de foc dans le premier tiers du XXe siècle eut, au moins deux effets prolongés : elle accrut, d’une part, le dispositif général de répression contre le mouvement ouvrier, notamment sous la dictature du général Primo de Rivera (1924-1927), et déplaça, de l’autre, aux premiers temps de la République, du moins en Catalogne, le centre de gravité syndicaliste révolutionnaire de la CNT vers un anarcho-syndicalisme plus offensif sous influence plus nettement anarchiste. 

Corollairement, mal maîtrisée, cette « gymnastique révolutionnaire » qui connut son heure de gloire après l’instauration, en 1931, d’une République dite « de toutes les classes », accumula tant de ratés que, dans un chapitre intitulé « La militarisation de l’anarchisme » (1932-1936), Ealham en pointe les effets négatifs. Son jugement, dépourvu de tout romantisme révolutionnaire, est clair : ayant versé dans une stratégie purement putschiste, « les radicaux remplacèrent les luttes syndicales massives par leur propre violence ». Avant-gardiste jusqu’à la caricature, cette fuite en avant de type blanquiste reposait sur une telle surévaluation des seules capacités de l’anarchisme militant à faire la révolution que, logiquement, toute démarche tendant à favoriser l’unité ouvrière lui semblait inutile. C’est ainsi que, de défaite en défaite, la longue marche de l’insurrectionnalisme vers le communisme libertaire imposé ici ou là par décret et presque aussitôt déposé par la force des Gardes d’assaut releva, nous dit Ealham, d’une « politique du pire » infiniment réitérée et toujours fondée sur l’idée absurde que, plus les choses empireraient, plus la victoire finale serait éclatante. La vague de répression étatique qui s’abattit alors ne frappa pas les seuls acteurs ou partisans de la stratégie insurrectionnaliste, contestée à l’intérieur même de la CNT, mais, indistinctement, tout ce qui, de près ou de loin, pouvait être identifié comme libertaire. 


Il n’en est pas moins vrai, cela dit, que cette parenthèse insurrectionnaliste eut aussi pour effet, à travers les « groupes de défense » qui en furent souvent la pointe combattante, de préparer les esprits et les corps au grand affrontement qui vint, à Barcelone, le 19 juillet 1936 au matin quand, actionnées par les militants cénétistes, les sirènes des usines sonnèrent l’heure de l’assaut final. Il fallut un jour pour que la rébellion fasciste soit réduite, et un peu plus pour que la CNT, assurément dominante dans le combat, s’empare de sa ville. Elle ne le fit pas seule, certes, mais tous les participants à la résistance au fascisme encaserné reconnurent que sans elle, sans le messianisme révolutionnaire qui la caractérisait, la tâche eût été plus ardue.

Ainsi, la révolution sociale tant attendue vint d’une résistance à un coup d’État militaire contre une République qu’il fallait défendre alors qu’elle n’avait cessé de dériver vers l’ordre bourgeois en réservant ses coups les plus durs à ceux qui en contestaient les fondements mêmes. Tel est le premier maillon d’une longue chaîne de contradictions qui allait enserrer à tel point la CNT qu’elle n’en finirait jamais de sortir, au nom de l’unité antifasciste, de la ligne de « collaboration démocratique » que lui imposait l’état national du rapport des forces. A posteriori, il est toujours simple de rejouer le match en pointant les erreurs de tel ou tel de ses protagonistes, mais nous ne mangeons pas de ce pain-là. Une révolution sociale eut bien lieu qui porta si loin le feu de l’espérance qu’elle brille encore dans les révoltes du présent. Il est, finalement, des défaites plus porteuses que les victoires.

Quant à Barcelone, elle demeura la ville par excellence de cette révolution libertaire avant que, en mai 1937, la réaction stalino-républicaine n’y reprenne le pouvoir en y effaçant toutes les traces du bel été de l’anarchie. Les fascistes y arriveront deux ans plus tard pour la plonger, eux, dans une nuit de quarante ans.

Freddy GOMEZ