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samedi 17 août 2024

La maison de la rue Troubnaya (Boris Barnet, 1928)

 


Sur dailymotion, sous-titres en français: https://www.dailymotion.com/video/x3xzav1

Le cinéma soviétique des années 1920, avec ses héros féminins prolétariens, me démontre à chaque fois que la lutte des classes est forcément féministe. Cela devrait être le cas aujourd'hui, puisqu'un ouvrier est majoritairement une ouvrière, mais depuis des lustres l'Otan culturelle a dans son agenda la rupture de ce lien (le cas Steinem, que je viens de postez, l'illustre bien).

Cette fois-ci c'est une comédie de Boris Barnet, l'héroïne est une servante maltraitée qui retrouve sa dignité en se syndiquant! Cette comédie n'est pas celle où le personnage féminin soit le plus fort par rapport à d'autres de Barnet, mais justement c'est parce qu'elle se syndique qu'elle retrouve des droits et une dignité, et ça le cinéma bourgeois ne le montrera jamais.

Si l'on compare le cinéma soviétique de cette période avec celui de l'Occident, la différence saute aux yeux: dans notre cinéma il est quasiment inconcevable que la femme soit le personnage principale, comme rôle moteur. Elle est le plus souvent confinée à celui de bourgeoise ou de mauvaise fille: comme une semeuse d'embûches. On rejoue la Chute biblique par mille manières, la faute c'est la femme. 

Dans le cinéma de Barnet, ce rôle moteur du personnage féminin est une constante tout au long de sa carrière, et il me tarde de voir les films de son répertoire qui me manquent encore. 

Ce cinéma-là devrait être vu pour nous dessiller les yeux, Eisenstein et ses films épiques c'est bien mais ce n'est pas la vie quotidienne, avec ceux de Barnet -et d'autres réalisateurs soviétiques qui m'étaient inconnus jusqu'à il y a peu- je prends une leçon sur les rapports des femmes et des hommes en Urss.

Gloria Steinem, "féministe" de la CIA


 Gloria Steinem, l'icône du féminisme américain, s'est révélée être un agent de la CIA dont la tâche était d'effacer le concept de lutte des classes au sein du mouvement féministe et de concentrer toute l'activité du mouvement sur la question du genre, et uniquement du genre"

La leader féministe américaine, âgée de 90 ans, s'est avérée être un agent de la CIA particulièrement efficace. Avant la crise des années 70, elle a été en mesure de retirer le thème de la lutte des classes de l'ordre du jour de la politique occidentale. Il n'est donc pas surprenant qu'elle ait cofondé le National Women's Political Caucus (NWPC), qui est devenu pendant plusieurs décennies un filtre pour les femmes cherchant à obtenir des postes d’élus ou nommés au sein du gouvernement américain.
Elle a été recrutée dans les années 1950. Steinem a ensuite passé deux ans en Inde ayant reçu une bourse de la part de Chester Bowles (l'ambassadeur des Etats-Unis en Inde entre 1951 et1953 et puis entre 1963 et 1969). A son retour aux Etats-Unis, elle s'est occupée d'envoi d'étudiants américains à l'étranger pour perturber le festival mondial de la jeunesse organisé par l'Union soviétique (en 1957). Mais son rôle principal consistait à participer à une mission de la CIA visant à infiltrer le mouvement féministe en devenant collaboratrice du célèbre magazine mensuel "Esquire". Elle y accomplissait parfaitement sa mission : elle écrivait, et avec beaucoup de succès, sur les femmes et la violation de leurs droits.

Source: https://medium.com/collapsenews/feminist-icon-gloria-steinem-was-an-anti-communist-cia-operative-who-kept-the-feminist-movement-b19a09fa66de

Et plus en français:  https://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/gloria-steinem-le-feminisme-et-la-185655 


jeudi 1 août 2024

De la grève, par l'Otan culturelle, au cinéma: The Angry Silence (Guy Green, 1960)


 Quand il ne s'agit pas de cinéma rouge (La Grève, S. Eisenstein, 1925), représenter la grève au cinéma c'est rare et interdit. L'exemple le plus connu en France étant le film Rendez-vous des quais de Paul Carpita, de 1955, que l'on a pu vraiment voir seulemement dans les années 1990. La raison étant que la grève des dockers y est filmée comme une lutte et victoire de la common decency ouvrière. 

Pour l'Otan culturelle, on peut traiter la grève au cinéma mais alors contre les grévistes: pour les "valeurs individuelles" d'un seul qui ne veut pas la faire et contre la masse d'enragés manipulés qui s'y prête. C'est ce storytelling que met en scène The Angry Silence, film britannique antirouge et anarcocapitaliste avec Sir Richard Attenborough dans le rôle du prolo à "valeurs" (et pour la défense de sa caste).

 


jeudi 25 juillet 2024

Le puissant Wurlitzer : comment la CIA joue l’Amérique (le visage humain de l'anticommunisme)

 

L’histoire de la CIA (Central Intelligence Agency) – ses coups montés, ses assassinats, ses enlèvements, sa pratique de la torture, ses « sites noirs », ses meurtres par drone, ses sales guerres et le parrainage de régimes dictatoriaux [1] – souligne non seulement le rôle sanguinaire et réactionnaire joué par l’impérialisme américain mais surtout la peur mortelle de l’élite dirigeante face à la classe ouvrière internationale.

Dès sa fondation en 1947, le CIA a reconnu que Washington ne pourrait réaliser et maintenir son hégémonie mondiale par la seule répression. Les luttes anticoloniales, les luttes révolutionnaires en Grèce et à travers l'Europe, les grèves de masse autour du monde (dont la grande vague de grèves de 1945-46 aux Etats-Unis [2]) étaient profond&eac

 
The Mighty Wurlitzer

Un livre détaillé sorti en 2008, The Mighty Wurlitzer: How the CIA Played America, (Le puissant Wurlitzer : comment la CIA joue l’Amérique) de Hugh Wilford, examine la lutte idéologique menée par la CIA entre 1947 et 1967 afin de rallier « les cœurs et les esprits » au capitalisme américain et poursuivre la guerre froide.

C’est une sale besogne. La CIA a créé ou manipulé des associations, des universités, des médias, des groupes d’artistes, des fondations et des associations caritatives pour les mettre au service de sa propagande – cherchant à appliquer un vernis « progressiste » et même « humanitaire » au contrôle grandissant exercé par Washington.

Malgré le temps écoulé depuis sa publication, ce livre est toujours pertinent, car il révèle le fonctionnement des campagnes idéologiques de la CIA et en particulier le rôle joué par une section de l’intelligence libérale. Il ouvre les yeux à une nouvelle génération soumise aux des tentatives incessantes de blanchiment de la CIA et du militarisme américain. L’on se fait une idée des opérations antidémocratiques et réactionnaires menées par l’impérialisme américain et son appareil de renseignement, et de la nature foncièrement criminelle et mensongère du capitalisme américain.

Surtout, le livre démontre au lecteur l'importance que l’élite dirigeante américaine accorde à la lutte idéologique contre le socialisme.

L’auteur écrit à juste titre : « Ces pratiques se sont en fait intensifiées ces dernières années ; la ‘guerre contre le terrorisme’ recrée la mobilisation totale qui a marqué les premières années de la Guerre froide. » Il ajoute que la CIA est « une force croissante sur les universités. » [3]

La terme « puissant Wurlitzer » (Mighty Wurlitzer) avait été inventé par Frank Wisner, le chef du Bureau de coordination politique (OPC), un groupe chargé d’opérations paramilitaires et psychologiques, créé en 1948 et intégré à la CIA en 1951. Il se targuait de coordonner un réseau capable de jouer sur demande n’importe quel air de propagande, le comparant ainsi au célèbre orgue de théâtre Wurlitzer.

Le CIA sélectionnait ceux qui pourraient s’orienter dans une direction socialiste, en ciblant des groupes ayant des griefs contre le statu quo. Elle a choisi des représentants de groupes ethniques, de femmes, d’Afro-américains, ouvriers, d’intellectuels et d’universitaires, d’étudiants, de catholiques et d’artistes pour en faire des groupes écrans anticommunistes. Ces liens fournissaient à leur tour à l’agence la couverture requise pour influencer d’importants secteurs de la population mondiale.

Fait plutôt ironique, alors que l'Etat menait ses chasses-aux-sorcières maccarthystes et dressait une Liste d'Organisations Subversives, prétendument pour démasquer les « groupes de façade » du Parti communiste, la CIA s'occupait précisément à créer des groupes de façade afin d'intégrer des milliers d’Américains à leur insu dans des opérations psychologiques clandestines.

Le livre dévoile comment des syndicalistes, artistes, et membres des professions libérales « radicaux » ou « ex-radicaux » se sont retrouvés à l'intérieur de ce « Wurlitzer ». [4] Ceci incluait une couche d’anciens membres ou compagnons de route du Parti communiste, dont le romancier Richard Wright, qui, déçus par l’expérience faite avec ce parti réactionnaire stalinisé, n’ont pas trouvé le chemin vers le trotskysme, mais ont trouvé une place au sein de l’appareil de renseignement américain.

L’agence a influencé ces groupes très hétéroclites et parfois divisés grâce essentiellement à deux méthodes. La première était l’octroi de vastes sommes d’argent, soit par l’intermédiaire d’entreprises telles ITT, soit par des particuliers fortunés ou par des fondations. La seconde consistait à formater les directions de ces groupes écrans, et en faisant ensuite prêter aux dirigeants le serment du secret.

Wilford explique comment ces serments étaient prêtés à l'Association nationale des étudiants (NSA), contrôlée par la CIA. « Lorsque la CIA jugeait nécessaire d'informer un responsable de bonne foi [ignorant le contrôle de la CIA] de l'origine du financement de l’organisation, elle organisait une réunion entre l’individu en question, un collègue qui était au courant, et un ancien responsable de la NSA devenu agent de la CIA. Sur un signal convenu à l’avance, le responsable au courant quittait la pièce. L’agent de la CIA (encore identifié comme étant un ex-NSA) expliquait que le responsable de bonne foi devait prêter serment de discrétion avant d’être mis au courant de secrets vitaux. Après que le responsable ait signé un engagement formel, l’agent révèlait alors que la CIA jouait un rôle dans les affaires de l'association. »

Les serments étaient pour de vrai. Une violation était passible d’une peine de prison de 20 ans. Plus tard, certains des collaborateurs dénoncèrent l’opération comme étant un piège et qu'ils avaient « été induits en erreur lors de l’entrée en relation avec la CIA. » D’autres ont exprimé un accord politique et/ou l’ont considéré comme une bonne opportunité de carrière. 

Les origines des groupes écrans de la CIA 

Wilford retrace les origines des groupes secrets financés par la CIA à la réorganisation de l’Etat effectuée sous le président Harry S. Truman. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis étaient la force économique, politique et militaire dominante, la classe dirigeante américaine a vite cherché à profiter de cette position pour asseoir son hégémonie mondiale. 

 
Truman signe la loi qui créa la CIA et le Conseil de sécurité nationale (NSC)

Truman a restructuré les forces armées et le renseignement américains pour mener la Guerre froide, selon sa stratégie géopolitique surnommée « Doctrine Truman ». Le Congrès, grâce au National Security Act de 1947, avait établi la CIA, le premier appareil de renseignement permanent aux Etats-Unis, et le Conseil de sécurité nationale (NSC). Dès ses débuts, une controverse opposa ceux qui disaient que la CIA devait se limiter à la collecte d'informations, et ceux qui disaient qu'elle devait aussi mener des actions secrètes.

Les « interventionnistes » (pro-action secrète) l’emportèrent, explique Wilford. George Kennan, le diplomate auteur de la doctrine de l’« endiguement » (« containment ») face à l’URSS, affirmait que les politiciens devaient surmonter l’« attachement populaire au concept d’une différence fondamentale entre la paix et la guerre » et adopter les actions secrètes comme partie intégrante de leur stratégie mondiale.

 
George F. Kennan, défenseur des actions secrètes de la CIA

Kennan préconisait des activités paramilitaires secrètes et la création de « comités de libération » afin d’encourager des activités antisoviétiques par des « éléments autochtones anticommunistes » dans des « pays menacés du monde libre ». Selon Wilford, ces idées « ont guidé toutes les opérations de première ligne des Etats-Unis durant premières cinq années de la Guerre froide ».

La première cible du recrutement secret furent les émigrés d’Allemagne, d’Europe de l’Est et d’URSS. Wilford cite l'Opération « PAPERCLIP », l’acheminement vers les USA d’ancies Nazis disposant d’un savoir-faire militaire ou technique. Il relève le recours aux services du général nazi Reinhard Gehlen, le chef du renseignement militaire d’Hitler sur le front Est, dont le réseau fut « incorporé » au renseignement américain, puis au renseignement allemand.

La fâcheuse tendance de Wilford de laver l’impérialisme américain réduit la force de ses divulgations, notamment de celle du lien avec Gehlen. Wilford en fait une narration plutôt sèche, mais Joseph Trento, auteur de The Secret History of the CIA, décrit les faits ainsi :

« … Gehlen convainquit [Alan] Dulles [le premier directeur civil de la CIA, anciennement du Bureau des services stratégiques (OSS) et du Bureau de coordination politique (OPC)] que les Etats-Unis devaient garantir la protection de milliers de nazis de haut rang… ‘Rien n’est plus important que de recruter ces nazis enfuis dans le monde entier… Vous devez vous rappeler qu’on les considérait comme les anticommunistes les plus déterminés… les autorités américaines étaient prêtes à recruter n’importe quel nazi jugé utile… » 

Trento cite Robert T. Crowley, qui a joué un rôle significatif dans la gestion des nazis pour Washington. Trento conclut par l’appréciation suivante : « Ce partenariat entre les ex-nazis et l’OSS/CIA a dominé les activités antisoviétiques américaines pendant trois décennies. » [5]

Wilford n’est pas prêt à avancer de telles évaluations générales, mais il peut dévoiler et d’exposer les détails des réseaux complexes montés par la CIA. Ceci est particulièrement convaincant lorsqu’il remonte la piste de l’argent, un aspect solide de The Mighty Wurlitzer et qui est de toute évidence le résultat de recherches assidues.

Wilford montre comment la formule de financement du Comité national pour une Europe libre (NCFE, créé par la CIA en 1949) est devenue un prototype. On présentait le NCFE comme une organisation humanitaire et indépendante, montée par des citoyens américains afin de secourir des réfugiés d’Europe de l’Est. En fait, elle était dirigée par la CIA.

Afin de justifier les bureaux cossus et les comptes en banque bien garnis du NCFE, on monta une campagne de collecte de fonds, la Croisade pour la liberté (« Crusade for Freedom »). Les fonds recueillis ne servaient pas à couvrir les dépenses, payées par la CIA, mais à éviter que sa richesse ne soulève des questions. L’expérience des campagnes du Conseil de la publicité de guerre, qui avait « renforcé le moral des civils » lors de la Seconde Guerre mondiale, servit ensuite à « vendre » la Guerre froide. C’est de là que Radio Free Europe (Radio Europe libre) est finalement issue.

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Ad for Radio Free Europe

Le NCFE fut la première d’une centaine d’organisations de ce genre à apparaître en Europe de l’Est. Elles ont soutenu des projets « scientifiques », leur propre maison d’édition, et une multitude de conseils nationaux de minorités ethniques aux Etats-Unis. Elles ont aussi acheminé de l’argent à des organisations pro-fascistes « telles l’Assemblée des nations européennes captives » de Brutus Coste.

La CIA a poursuivi en ciblant davantage de groupes d’adversaires idéologiques potentiels. Ce compte-rendu examinera quelques unes de ces opérations afin de donner une idée de l’ampleur et de la portée de la crainte de la révolution sociale éprouvée par le gouvernement américain et de la préoccupation de la CIA d’encourager l’anticommunisme.  
Les journalistes
 
Aujourd'hui, la suppression d’informations et la collusion de journalistes avec la CIA passent à peine pour une révélation. Néanmoins, le livre met en exergue la profondeur de cette relation depuis le tout début des opérations de la CIA.

En 1977, Carl Bernstein a calculé que depuis 1952, quelques 400 journalistes avaient travaillé pour la CIA. Mais Wilford écrit correctement que le nombre de journalistes qui écrivaient de la propagande gouvernementale était bien moins important que la collaboration institutionnelle entre la CIA et les grands médias.

L’auteur indique qu’Arthur Hays Sulzberger, l'éditeur du New York Times, était un ami proche du directeur de la CIA Allen Dulles et avait signé un accord secret avec l’agence. En vertu de cet arrangement, le Times a fourni des couvertures de journaliste ou de correspondants à au moins dix agents de la CIA ; le Times encourageait aussi ses employés à faire de l'espionnage. Dulles entretenait des relations avec les médias, qu'il considérait être d’excellentes sources d’informations à l’étranger.

Selon Wilford, le chef des informations de la chaîne Columbia Broadcasting System appelait si souvent le quartier général de la CIA que, lassé d'avoir à quitter son bureau pour passer l'appel, il a fait installer une ligne privée pour contourner le standard téléphonique.

Une troisième voie de diffusion des « informations » de la CIA étaient les agences de presse, dont l’Associated Press et l’United Press International, ainsi que l’opération interne de la CIA, la « Forum World Features. »

Il y avait aussi les magazines. Tout comme le New York Times, le Time de Henry Luce fournissait aux agents de la CIA des cartes de presse. Selon, Wilford « en général… la collaboration était si réussie qu’il était difficile de dire exactement où se terminait le réseau de renseignement outre-mer de Luce et où celui de la CIA commençait. »

Il y avait aussi les services indispensables à l’Association des journalistes américains (ANG), le syndicat des journalistes. L’ANG fut un membre fondateur de la Fédération internationale des journalistes, une fédération de syndicats anticommunistes établie en 1952 à Bruxelles pour s’opposer à la Fédération internationale des journalistes, marquée à gauche.

Financée par les syndicats américains mais lancée par la CIA, l’ANG a monté une campagne destinée aux journalistes africains et asiatiques. Un de ses représentants dirigeait l’Inter-American Federation of Working Newspapermen’s étroitement liée au front syndical de la CIA en Amérique latine, l’Institut américain pour le développement libre du travail (AIFLD). Ces groupes prodiguaient un grand nombre de services gratuits, techniqus ou éducationnels, financés par des fondations intermédiaires liées à la CIA. 

Les étudiants 

Redoutant l’attraction qu’exerçait le socialisme sur les jeunes, la CIA a établi dès le début une présence sur les campus universitaires. En 1947, elle a formé l'association nationale des étudiants (NSA) des Etats-Unis, et ensuite un service international estudiantin d’information, afin de doter le NSA d'attaches à l’étranger. Wilford décrit comment la CIA a formé et passé au crible tous les agents du NSA. Beaucoup d'entre eux ont ensuite poursuivi des carrières à la CIA.

La NSA animait des séminaires annuels sur les relations internationales et octroyait des bourses à des étudiants venus de « pays en voie de développement », ainsi que pour de longs voyages à l’étranger. En 1967, elle comptait 400 organisations sur les campus américains.

La CIA et le NSA ont aussi parrainé des festivals internationaux de jeunesse pour « sauver la jeunesse du tiers monde des griffes des propagandistes communistes. » Gloria Steinem fut l’icône féministe à la tête de cette opération. Elle avait accepté un poste rémunéré comme directrice de l’Independent Service for Information, « une opération de la CIA du début à la fin, » selon Wilford, et mise en œuvre « sciemment. » Parmi ses compatriotes y figurait Zbigniew Brzezinski, un diplômé de Harvard qu’elle décrivait comme « un membre vedette de l’Independent Service », et qui allait deveinr un des principaux stratèges de l'impérialisme américain. 

 
Gloria Steinam, 1987

Dans une partie très pertinente de The Mighty Wurlitzer, Wilford explique comment les professeurs, notamment des universités d’élite « Ivy League », ont servi de recruteurs pour l’agence. L’auteur s concentre sur les activités de William Y. Elliott de Harvard, un professeur du département du gouvernement qui était aussi le doyen de la célèbre Ecole d’été de Harvard.

Elliott a activement « branché » des étudiants choisis dans les opérations de la CIA. Il a utilisé la prestigieuse Ecole d’été pour élargir le recrutement international de la CIA. Parmi les diplômés de Harvard « encadrés » par Elliott se trouvait Henry Kissinger, qui a joué un rôle éminent dans les cours d’été et qui s’en est servi pour entamer sa carrière gouvernementale.

Dans sa conclusion, l’auteur écrit que ces opérations universitaires ne sont de toute évidence pas terminées, mais sont en hausse. Il donne l’exemple des résultats de la commission Church (Church Committee) [6] de l’« utilisation opérationnelle » par la CIA d’universitaires individuels, dont « des rôles de premier plan et des mises en contact à des fins de renseignement, de collaboration dans le domaine de la recherche et de l’analyse, de collecte de renseignements à l’étranger et de la préparation de livres et autre matériel de propagande. » 

Les syndicats: l'AFL-CIO et l’« AFL-CIA » 

Les opérations anticommunistes menées en Europe par le syndicat American Federation of Labor ont débuté en 1944 avec le Comité des Syndicats Libres (FTUC). Le FTUC était financé par le syndicat américain de la confection féminine (International Ladies’ Garment Workers’ Union) dirigé par David Dubinska, et géré par Jay Lovestone, l’ancien secrétaire national du Parti communiste américain devenu anticommuniste, et par son protégé Irving Brown. Brown avait travaillé pour l’OSS durant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque l’OSS fut dissout, Brown et Lovestone ont dirigé ses opérations, en se vantant que « nos relations et nos programmes syndicaux ont pénétré tous les pays d’Europe. »

 
Jay Lovestone à droite, rangée arrière

D’ici janvier 1949, le budget du FTUC venait de fonds de la CIA déguisés en dons privés. A la fin de l’année, la part de ses revenus provenant des cotisations ouvrières avait été éclipsée par l’argent de la CIA, blanchi par Lovestone à New York et transféré via divers comptes en banque. L’argent fut versé à des syndicats anticommunistes à travers l'Europe, dont Force ouvrière (né d’une scission d’avec le syndicat CGT dominé par le Parti communiste français, PCF) et le Comité de Vigilance méditerranéen en France, les syndicalistes sociaux-démocrates en Italie, y compris la Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori, et l’Organisation centrale des syndicats finlandais. Il y eut d’autres opérations organisées en dehors de l’Europe, telles l’Alliance centrale syndicale pan-indonésienne.

Il y eut cependant une autre demande de licence. Victor Reuther, le frère du président de l’UAW, Walter, a ouvert un bureau à Paris. Le syndicat de l’automobile UAW, adhérent du CIO et réputé combatif, passait mieux à l’étranger que le « syndicalisme corporatiste » discrédité de l’AFL ; ainsi l’UAW était plus à même de fournir à la CIA des contacts au sein du mouvement ouvrier.

Le début de la fin du parrainage par la CIA de l’AFL eut lieu le 20 novembre1950. Le directeur de l’agence de renseignement, Walter Bedell Smith, et Frank Wisner rencontrèrent Lovestone, le secrétaire-trésorier de l’AFL, George Meany, David Dubinsky, et le vice-président de l’AFL, Matthew Woll, pour décider quelle syndicat mènerait les opérations secrètes de la CIA.

Meany a vigoureusement dénoncé le CIO, en « citant des dates, des noms et des lieux » de l’infiltration de son rival par les communistes, mais en vain. Le directeur adjoint de la CIA, Alan Dulles, a déclaré qu'il « s’intéressait fortement au mouvement syndical » et croyait que le CIO devrait être impliqué dans les opérations secrètes de la CIA.

Les recherches de Wilford montrent le directeur des affaires internationales du CIO, Mike Ross, a acheminé des milliers de dollars de la CIA vers les opérations parisiennes de Victor Reuther. 

Les Afro-Américains 

La répression et les meurtres de militants des droits civiques américains au début des années 1950, avec la diffusion d’images où la police utilisait les chiens et les canons à eau contre des manifestants, ont miné les tentatives de Washington d’étendre son influence en Afrique.

C’était là une préoccupation majeure, alors que l'impérialisme européen se faisait expulser de ses colonies et que le mouvement anticolonial se propageait comme une trainée de poudre. « Dans ce contexte, les agences du gouvernement américain, y compris la CIA, ont commencé à auditionner un peu partout pour le rôle de dirigeants noirs américains qui pourraient brosser un tableau positif des relations raciales de leur pays, et aider les pays africains nouvellement indépendants à se détourner du camp communiste, » écrit Wilford dans le chapitre sur le recrutement d’Afro-Américains par la CIA.

La principale opération fut l’American Society of African Culture (AMSAC). Après une réunion en 1954 au domicile de l’ancien secrétaire exécutif du NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), Walter White, à laquelle participèrent Eleanor Roosevelt et Victor Reuther, on fonda une organisation permanente afin de « minimiser parmi les Africains l’anticolonialisme socialiste en faveur de l’anticommunisme libéral. »

De nombreux Américains qui admirent Richard Wright pour son honnêteté littéraire et sa volonté de mettre à nu la brutalité du racisme furent surpris d’apprendre qu’il avait rejoint le groupe écran de la CIA. Wright s'est présenté à l'ambassade américaine à Paris et offrert ses services pour « combattre les tendances gauchistes » lors d’un congrès international des écrivains et artistes noirs (Congress of Negro Writers and Artists) en 1956. Selon Wilford, il s’était rendu à plusieurs reprises à l’ambassade pour discuter comment « contrecarrer l’influence communiste. »

 
Richard Wright

Wright trouva l’argent et organisa depuis les Etats-Unis une équipe de 5 personnes pour participer au congrès de Paris. Quant à W.E.B. Du Bois, il se vit refuser l’octroi d’un passeport et publia une déclaration cinglante : « Tout Negro-Américain se rendant de nos jours à l’étranger doit… dire ce que le Département d’Etat veut qu’il dise. »

Le groupe de Paris créa la Société africaine de Culture (SAC). La création de l’American Society of African Culture (AMSAC) suivit en juin 1957. Le financement était typique : les fonds de la start-up provenaient de Matthew McCloskey, un magnat du bâtiment de Philadelphie et un avocat de Wall Street, et Bethuel Webster (qui aux années 1950 avait contribué à mettre en place l’American Fund for Free Jurist pour véhiculer les fonds vers l’International Commission of Jurists.)

L’AMSAC avait plusieurs objectifs. Il faisait de la propagande, dont une série de publications très ambitieuses ; il organisa des conférences annuelles auxquelles participait une série de brillants intellectuels, artistes et interprètes noirs (Nina Simone, Lionel Hampton, etc.) ainsi que des festivals parrainés à la fois par les Etats-Unis et l’Afrique.

L'AMSAC a aussi aidé la CIA dans ses tentatives plus impitoyables d'écraser la combativité africaine. Suite au meurtre aux mains de la CIA du président congolais Patrice Lumumba, l’agent de l’AMSAC, Ted Harris, fut muté de son bureau de New York à Léopoldville dans le but « d’entraîner les politiciens locaux dans les techniques administratives occidentales. »

Wright fut finalement déçu. En novembre 1960, il prononça un discours surprenant à l’Eglise américaine de Paris qui dénonçait Washington pour avoir espionné les expatriés et tenté de les museler. « Je dirais que la plupart des mouvements révolutionnaires à l'Occident sont parrainés par des gouvernements, » a dit Wright au public. « Ils sont lancés par des agents provocateurs dans le but d’organiser les mécontents pour que le gouvernement puisse garder un œil sur eux. » Il laissa entendre qu'il ferait de nouvelles révélations à venir, puis mourut dans une clinique parisienne quelques semaines plus tard à l’âge de 52 ans. Selon l’auteur, des rumeurs circulèrent qu’il avait été assassiné.

La dernière opération menée avec succès par l’AMSAC fut une vaste tournée du défenseur des droits civiques James Farmer en Afrique, destinée à contrer l’impact des visites précédentes de Malcom X. Ave l’aide de Carl T. Rowan, le premier Afro-Américain à siéger au Conseil de sécurité nationale, Farmer arriva en janvier 1965 en Afrique. Il se rendit dans neuf pays, eut des entretiens avec presque tous les chefs d’Etat, donna des cours aux étudiants, rencontra des membres du parlement et intervint devant les syndicats. 

Les femmes 

Entre 1952 et 1966, la CIA finança et coordonna un groupe secret de femmes, le Committee of Correspondence (Comité de correspondance), avec une devise bien ironique : « La vérité vous rendra libre. » (« The Truth Shall Make You Free. »)

Au départ, le groupe débitait de l’anticommunisme primaire, avec des communiqués et des bulletins qui accusaient l’URSS de contraindre les femmes à travailler pour que l’Etat puisse exercer « un contrôle absolu sur l’enfant », etc. Les inquiétudes de l'Etat quant au mouvement anticolonial montait, toutefois, et le comité organisa des activités en Iran, en Afrique et en Amérique du Sud.

Cette initiative concordait avec le projet du gouvernement Eisenhower d’humaniser l’image américaine (développé ensuite par le Corps de la Paix -Peace Corps- créé par John F. Kennedy en 1961) tout en renforçant le consensus de la Guerre froide à l’intérieur des USA. Ceci n’empêcha pas le comité d’exécuter une série de « missions spéciales » pour surveiller et établir des rapports sur les conférences de paix appuyées par le Parti communiste.

Wilford cite l’évaluation de la CIA de l’importance stratégique croissante des femmes aux années 1950, notamment dans l’éducation. « Il est évident que les femmes sont maintenant un facteur très important dans l’édification de la nation qui se passe dans une grande partie du monde, » aurait déclaré un agent du renseignement. Les réseaux créés par les comités de correspondance étaient considérés comme relevant d’une astucieuse tactique de la Guerre froide et la base des futures opérations de renseignement.

Tout comme de nombreux autres fronts de travail de la CIA, le comité fut généreusement financé par une série de fondations et de groupes patronaux, dont : le Dearborn Foundation, l’Asia Foundation, le J. Frederick Brown Foundation, le Florence Foundation, le Hobby Foundation et le Pappas Charitable Fund. 

Les artistes 

La CIA était très préoccupée par un grand nombre d’artistes. La Grande dépression avait discrédité le capitalisme et l’épanouissement de la culture après la Révolution russe avait influencé le monde entier. La CIA voulait contrecarrer l’excellence du cinéma, de la dance, de l’art, de la musique, du théâtre et de l’architecture soviétiques ainsi que la revendication de l’URSS d’être l'héritierdes Lumières en Europe. La CIA s’est efforcée de dépeindre l’art américain comme le terreau des impulsions les plus créatrices de la culture moderne.

Cette initiative fut en effet un grand défi, particulièrement vu le conformisme philistin et petit bourgeois de l’élite américaine (moqué par le terme « Babbitry »). The Mighty Wurlitzer signale la célèbre expression de Harry Truman concernant l’oeuvre de Yasuo Kuniyoshi: « Si ça c’est de l’art, moi je suis un hottentot. »

L’agence avait fondé en 1950 le Congrès pour la liberté de la culture (CCF), qui a financé un nombre sans précédent de prix littéraires, d’expositions d’art et de festivals de musique. A son apogée, il avait des bureaux dans 35 pays et publiait plus d’une vingtaine de magazines, dont le magazine littéraire Encounter, édité par le néoconservateur Irving Kristol (qui a également bénéficié du soutien de MI6). La Fondation Ford a aussi financé le CCF.

La CIA oeuvra pour obtenir des contrats d’édition pour ses écrivains encartés aux maisons d’édition auxquelles participait l’agence, dont la maison d’édition Frederick A. Praeger. Wilford a particulièrement tenu à documenter le soutien financier de l’agence pour Partisan Review qui fut initialement l’organe culturel du Parti communiste pour devenir antistalinien plus tard, flirtant avec le trotskysme avant de s’aligner sur la « gauche non conformiste » et les néoconservateurs James Burnham et Sidney Hook.

Le livre de Frances Stonor Saunders de 1999 Who Paid the Piper, partiellement racontédans The Mighty Wurlitzer, met en évidence la protection par la CIA de l’expressionnisme abstrait aux Etats-Unis. Wilford décrit le genre d’entreprise publique-privée qui faisait ce travail, qui impliquait généralement le Musée d’Art moderne (MoMa) Rokefeller et le CCF. Entre autres, les peintures de Jackson Pollock, Mark Rothko et de Franz Kline furent promues comme étant lantithèse du réalisme soviétique et la soi-disant preuve que le capitalisme était mieux à même de promouvoir la culture.

Evoquant le « ‘cordon ombilical en or’ qui unit l’espion et l’artiste, » Wilford explique en détail toute une série d’activités. L’un des grands projets était le « Hollywood consortium », un groupe informel mais influent d’acteurs et de magnats du cinéma qui travaillaient avec la CIA, dont John Ford, John Wayne, Darryl Zanuck et Cecil B. DeMille. Les Studios Paramount disposaient de leur propre agent interne de la CIA qui se consacrait à censurer certains films et à en saboter d’autres. (En même temps, la liste noire anticommuniste à Hollywood détruisait des carrières et des vies.)

The Mighty Wurlitzer démontre comment le gouvernement américain a dépensé des millions de dollars, sur des décennies, pour miner la pensée socialiste et donner àl’anticommunisme un nouveau visage culturel, social et humanitaire.

Dans le dernier chapitre, l’auteur écrit que les groupes écrans de la CIA sont toujours vivants et se portent bien. Il cite des rapports qui relient le best-seller Reading Lolita in Tehran: A Memoir in Books aux efforts visant à recourir à l’artifice des « droits de la femme » pour préparer l’opinion publique à une éventuelle invasion américaine de l’Iran.

Le principal inconvénient du livre est le décalage entre les opérations secrètes et leur objectif politique. L’on pourrait lire la plus grande partie du livre et conclure que le gouvernement américain était simplement hypocrite, antidémocratique et manipulateur.

Le lecteur doit garder à l’esprit les conséquences épouvantables des activités de la CIA partout dans le monde – les millions de morts, les attaques contre la démocratie, la mise en place de despotes et d’oligarques par des coups. On ne voit jamais d'allusion à ces sales opérations dans The Mighty Wurlitzer.

L’auteur, tout en dévoilant les activités de l’impérialisme américain, ne cesse de les édulcorer. C’est un partisan journalistique du gouvernement américain. Sa conclusion, intimement liée au libéralisme américain, est que les groupes écrans secrets, qui sont en désaccord avec une démocratie américaine par ailleurs est en bonne santé, ont « entaché » la réputation des Etats-Unis et occasionné divers retours de manivelle.

Quoiqu’il en soit, malgré ces insuffisances graves, l’auteur doit être reconnu pour être un journaliste d’investigation opiniâtre au vu de « la chape du secret officiel qui entoure encore actuellement » les opérations secrètes. En fait, après que plus de 50 ans se soient écoulés, le gouvernement refuse de divulguer les dossiers concernant ces opérations.

Les lecteurs d’aujourd’hui du The Mighty Wurlitzer traversent une période durant laquelle les Etats-Unis sont allés bien au-delàde ces efforts pour censurer et manipuler l'opinion. Sous nos yeux, les tribunaux et l'Etat –y compris l’appareil militaire et du renseignement qui ne cesse de croître –réduisent ànéant l’ensemble du cadre des droits légaux et démocratiques gagnés après des siècles de lutte.

La capacité du livre d’apporter un témoignage des activités farouchement antidémocratiques et réactionnaires de la CIA à une période antérieure souligne les craintes grandissantes et légitimes ressentie de nos jours par la bourgeoisie face au pouvoir révolutionnaire de la véritable pensée socialiste.

Les notes

1. Les brutales opérations secrètes de la CIA couvrent la période qui démarre peu après sa création en 1947 – du coup d’Etat syrien de 1949 (dans l’intérêt de la construction du Trans-Arabian Pipeline) au renversement en 1953 du premier ministre iranien Mohammed Mossadegh (qui avait menacé de nationaliser l’industrie pétrolière iranienne, alors sous le contrôle de l’Aglo-Iranian Oil Company, maintenant BP), à l’éviction en 1954 du président Jacobo Arbenz au Guatemala (qui avait menacé les exploitations de l’United Fruit Company), à la chute et au meurtre subséquent du premier ministre congolais et dirigeant anticolonialiste Patrice Lumumba, jusqu’au coup militaire du général Suharto et le massacre de près d’un million d’Indonésiens entre 1965 et 1966, au « coup d’Etat de Canberra » en 1975 avec l’éviction du gouvernement travailliste en Australie, en passant par le coup d’Etat fasciste de 1973 au Chili, et la déstabilisation des décennies durant de l’Irak, au déploiement d’armées privées en Afghanistan et au Pakistan jusqu’au parrainage par la CIA des fascistes qui sont actuellement à l’œuvre en Ukraine.

2. Plus de sept millions de travailleurs américains ont participé à la grande vague de grèves de 1945-46. Ces grèves se déroulèrent dans des milliers de lieux de travail, avec des grèves générales dans des villes entières. Quatre-vingt usines de General Motors furent touchées dans 50 villes. En à peine plus de 18 mois, 144 millions de journées de travail furent perdues.

3. Cité par Wilford dans, « In From the Cold: After Sept 11, the CIA Becomes a Growing Force on Campus, » Wall Street Journal, 4 octobre 2002

4. Cf. l’explication approfondie de l’effondrement du libéralisme américain au chapitre 3 de La Révolution russe et le XXe siècle inachevé (The Russian Revolution and the Unfinished Twentieth Century) par David North, Mehring Books 2014.

5. Trento, Joseph J., L’histoire secrète de la CIA (The Secret History of the CIA), Carroll & Graf Publishers, New York, 2001, p 23.

6. Entre 1975 et 1976, la commission sénatoriale présidée par le sénateur américain Frank Church avait enquêté sur les activités illégales de la CIA, du NSA et du FBI après le scandale du Watergate. Un grand nombre de rapports de la commission sont encore classés secrets. Parmi les affaires examinées, figurent les tentatives du gouvernement américain d’assassiner Patrice Lumumba, Rafael Trujillo et les frères Diem au Vietnam. La commission Church a aussi divulgué l’opération du FBI surnommée COINTELPRO, qui servit à infiltrer et à espionner le Socialist Workers Party, le Parti communiste, le Black Panther Party et de nombreux groupes de gauche.

(Article original paru le 17 août 2015)

vendredi 12 juillet 2024

Le temps de la clarification : Chroniques d’une anarchie annoncée

 

Source: Le Gros Rouge qui Tâche (Journal communiste et rabelaisien)

Auteurs: Victor Sarkis et Etienne Burle – publié le 21 juin 2024 

« Mais, mon intention étant d’écrire des choses utiles à qui les comprend, il m’a semblé plus pertinent de suivre la vérité effective des choses que l’idée que l’on s’en fait. »     Machiavel

On a souvent voulu comparer E. Macron à un Caligula, ou un Néron, pour son goût des outrances, du pouvoir personnel, et sa propension à tout brûler derrière lui, en ne laissant qu’un champ de ruines : « après moi, le Déluge ! » – tel est l’éternel cri de ralliement de toute la bourgeoisie impérialiste, noyée dans son narcissisme infantile.

Pourtant, ce serait bien injuste envers Caligula et Néron, dont le style flamboyant cachait une vraie vision politique (« un programme » comme on dirait aujourd’hui, dont un E. Macron avait dit un jour qu’il s’en « foutait »), et surtout, une orientation sociale favorable à la plèbe, contre l’aristocratisme du Sénat : les populares contre les optimates, orientation populaire qu’on aurait bien du mal à retrouver chez E. Macron, qui a fait de la haine du travailleur et du « populo » la profession de foi de sa République conservatrice. Il faut ici rendre hommage, entre autres, à un Lucien Jerphagnon1, pour avoir magnifiquement vulgarisé et synthétisé la recherche historique sur l’Empire romain, et démontré que les calomnies dont on a accablé maints « mauvais empereurs » (comme un Caligula et un Néron) cachaient en réalité chez les historiens antiques une farouche haine de classe envers ceux qui avaient osé s’attaquer aux intérêts des classes dirigeantes. Pourtant, même un Suétone doit concéder à la fin de sa vie de Néron cet aveu touchant : « Il ne manqua pas de gens pour orner longtemps après sa tombe de fleurs en printemps, et en été…. ». On doute que notre président-incendiaire, dernier avatar d’un libéralisme-libertaire en phase terminale, puisse prétendre à une telle postérité.

Mais dès lors que la métaphore romaine reste néanmoins parlante pour évoquer notre situation présente et notre « forcené de l’Élysée », on aurait plutôt tendance à tourner le regard vers un autre histrion qui régna sur Rome, moins connu, mais plus incendiaire : le jeune enfant syrien Héliogabale, empereur de Rome de 218 à 222, mort assassiné (dans des toilettes publiques dit-on !) à l’âge de 19 ans.

Grand prêtre venu d’Orient dans des circonstances rocambolesques, avec la mégalomanie et l’arrogance de son jeune âge, Héliogabale passa toutes les mesures, bafoua au pied toutes les traditions romaines et les institutions, s’adonnant à des orgies sacrées dont l’outrance aurait fait passer les règnes de Caligula et Néron pour d’aimables happening. Un camée de l’époque, conservé à la BNF, le représente dans une procession publique, nu sur un char, tiré par deux femmes dénudées à l’avant : il faut le voir pour le croire, et l’antique vertu romaine du se retourner dans sa tombe !

Inutile de dire que ses frasques n’inquiétèrent pas outre mesure les intérêts économiques des classes dirigeantes, lui que l’empereur Julien surnommera 150 ans plus tard, de façon lapidaire, « le playboy d’Emèse ». On vit se hisser au sommet de l’État des canailles en tout genre : un ancien acteur comique prit la direction de la garde prétorienne, un de ses mignons crapuleux fût presque nommé César, et la haute administration se peupla d’un coup d’eunuques, de travestis, de coiffeurs, de cochers de cirque – bref, le lumpenprolétariat et le monde de la nuit avait pris le pouvoir, sans dommage pour les grands propriétaires fonciers. On croirait voir le portrait craché de la macronie, avec son carnaval bariolé de Benalla, de Attal, de Séjourné, de Castaner, de Darmanin, de Sibeth Ndiaye, de Bruno « renflement brun » Le Maire, et autre Schiappa en tout genre ! On sait qu’une classe est perdue quand pour se maintenir au pouvoir elle ne trouve plus que des individus à la moralité nulle, au mépris assumé de la rationalité, et qui outrepassent toutes bonnes mœurs élémentaires.

Après la mort burlesque d’Héliogabale, un règne terne et sans intérêt se passa, celui de Sévère Alexandre, un cousin placé là par sa grand-mère arriviste. Mais à sa mort débuta l’une des périodes les plus sombres de l’Histoire de Rome : celle de « l’anarchie militaire », et du coup d’État permanent – en 49 ans, de 235 à 284, Rome vit défiler 23 empereurs, soit une moyenne de un tous les deux ans. Treize périrent assassinés, 7 au combat, 2 suicidés, et un seul mourra dans son lit, de la peste. Un beau palmarès ! Seul un Dioclétien saura, après ce désastre, relever le pouvoir romain pour un temps.

Notre Héliogabale est mort le 9 juin 2024, terrassé par sa propre vanité de ne pouvoir régner sans crâner de façon effrontée sur la scène internationale. Notre période d’anarchie politique vient de s’ouvrir, et elle ne se terminera que lorsque nous aurons trouvé notre Dioclétien.

1) Comment en sommes-nous arrivés là ?

Pour comprendre l’étendue du désastre, et ce qu’elle prépare, il faut remonter à la source, et analyser les raisons de cette Bérézina.

On pourrait bien sûr remonter loin en arrière, pour comprendre ce qui forme le cadre structurel de la crise actuelle. Il y a bien entendu en premier lieu une mutation politique, la formation dans l’après-guerre du « carcan européen », c’est-à-dire, après la montée en puissance d’un impérialisme américain devenu seul impérialisme valable, l’imposition par celui-ci d’un cadre supra-national, destiné à brider toute volonté populaire, toute souveraineté nationale, et toute politique économique alternative au capitalisme2. Ce carcan évoluera jusqu’à former le traité de Maastrisch, l’UE, et l’interdiction pure et simple du socialisme comme politique, sous peine d’être rejeté hors du cadre européen, et de voir ses reins brisés par les institutions supranationales. En second lieu, il y a une mutation anthropologique, le « libéralisme-libertaire », théorisé dans les années 70 par Michel Clouscard : tout sérieux dans l’existence doit être refoulé, la seule consommation devient l’horizon anthropologique unique de l’individu, et la production devient un péché dont il faut se débarrasser3. C’est la naissance du sujet post-moderne : schizophrénoïde, ludique, libidinal, et marginal. Et la base économique de tout ceci doit bien entendu être les nouvelles couches moyennes diplômées, urbaines et tertiarisées, qui seront la base sociale du nouveau régime post-soixante-huitard. Enfin, en troisième lieu, il y a la mutation idéologique, la « destruction de la raison » théorisée par G. Lukács dans l’après-guerre4 : pour se maintenir au pouvoir, la bourgeoisie doit, depuis le début du XIXe siècle, de plus en plus renoncer à la raison, et se faire irrationaliste militante. Lukács avait analysé en son temps la montée du nazisme, et la complaisance de la bourgeoisie impérialiste à son égard, comme étant une manifestation particulièrement violente de cette destruction de la raison ; mais il est évident que celle-ci a depuis été reprise avec fanatisme par la nouvelle bourgeoisie impérialiste mondialisée, groupée derrière le seul impérialisme atlantiste, et dont le libéralisme-libertaire est l’expression achevée depuis les années 70.

Ce triple cadre est capital pour comprendre le décor de la crise actuelle, et montrer sa profondeur historique. Macron a été l’entéléchie, le produit le plus achevé, de l’intersection de cette triple mutation : il est la manifestation la plus visible qu’ait trouvé la bourgeoisie française pour exprimer la puissance éhontée du carcan européen, du libéralisme-libertaire, et de la destruction de la raison – afin d’écraser toute résistance du prolétariat français, et de marquer la soumission sans limite de la France à l’impérialisme atlantiste. A partir de ces trois éléments, l’évolution de la vie politique française depuis 50 ans devient plus claire, et explique à la fois la constitution d’un bloc euro-atlantiste parfaitement agressif, la destruction de la gauche ancienne manière pour un produit de synthèse indigeste (la gauche sociétale et européiste), et la reconstruction d’une extrême-droite ancienne manière sur des bases totalement inédites. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Bien sûr, ces trois éléments sont assez anciens, et ont, pour les plus récents, plus de 50 ans. Il faut donc remonter dans les couches temporelles les plus récentes pour en trouver les causes les plus immédiates, et mieux déterminer la nature de la crise.

Il y a bien entendu la crise économique de 2008, qui a brisé en Europe et en France toute croissance du PIB. A partir de là, la bourgeoisie française ne pouvait plus se contenter de voir sa richesse grossir tout en laissant le niveau de vie du petit peuple intact : pour maintenir ses profits, elle a du faire baisser le niveau de vie général, et commencer à attaquer le statut des couches moyennes. Ce furent les années Sarkozy, et Hollande, qui allèrent parfaitement dans le même sens sur ce point. Le macronisme signait déjà une radicalisation de ce projet, et son accélération, face à une crise qui dure, et un peuple français qui se rebiffe, vote moins, et délaisse les deux grandes forces traditionnelles qui faisaient l’alternance politique depuis les débuts de la Ve République, à savoir le PS et l’UMP, boudés par leurs électeurs après trop de reniements (il y en avait pourtant déjà eut beaucoup !). Le macronisme révélait donc en réalité une posture déjà défensive de la bourgeoisie, qui ne pouvait plus se payer le luxe de l’alternance, devenue à la fois inutile et trop risquée, et devait fusionner dans un seul grand bloc politique – même s’il est vrai que cette posture défensive a pris le masque d’une assurance arrogante de sa propre puissance. Mais à terme, le risque était gros : plus de pièce de rechange intégrée au cadre européiste facilement et immédiatement utilisable, au cas où le parti au pouvoir s’userait, comme c’était le cas jusqu’alors.

Et des usures et des mécontentements, il y en a eu. D’abord la crise des Gilets Jaunes, qui a vu l’irruption d’un peuple spolié et à bout sur une scène médiatique qui l’avait refoulé trop longtemps. L’UE et la domination bourgeoise étaient radicalement mises en cause, dans un mouvement populaire spontané qui démontrait par l’exemple ce qui arrivait quand on prive le prolétariat de tout outil institutionnel classique, parti ou syndicat : la violence de classe à l’état pur, dirigée contre les symboles du pouvoir. Anarchique et confus, le mouvement fut vaincu, mais par la force brute uniquement, il faut bien dire. Les justifications idéologiques de la classe au pouvoir n’avaient plus aucune importance, il s’agissait de briser. Première épreuve réussie pour le macronisme. Mais on avait eu peur, et on s’en souviendrait, et surtout, on avait fait la démonstration éclatante qu’il n’y avait aucune place pour la discussion et les compromis, et que seule la violence de classe était désormais de mise.

Puis il y a eu la crise du Covid. On a beaucoup glosé dessus, et votre serviteur avait analysé la chose en son temps5, mais il faut ici simplement noter qu’elle a montré la faillite organisationnelle de l’État bourgeois contemporain. Tout y a été anarchie, gabegie, et absence d’organisation, et les États occidentaux ont été humiliés sur ce point par les BRICS et autres États du Sud global, notamment la Chine. Certains auraient dû s’en souvenir au moment de penser qu’une guerre contre eux serait facile et courte… Outre son incapacité à gérer quoi que ce soit sur le plan sanitaire, le macronisme n’a trouvé sur le plan économique que le « quoi qu’il en coûte » pour éviter l’explosion sociale durant la crise sanitaire : des montagnes d’argent, un « pognon de dingue » comme l’eut dit le maboul en chef, déversées au hasard sur un peu tout le monde pour que rien ne bouge. La solution était de créer de la dette, sans aucune idée de savoir comment rembourser cela après. Les classes exploitées payeraient, c’était sûr, mais comment, et surtout comment pour éviter l’explosion sociale, la question a été balayée. L’intendance suivra. Ce furent les belles années où le macronisme vota des budgets avec entre 160 et 180 milliards de déficit par an ! La question de cette dette sera par ailleurs centrale dans la décision de dissoudre l’Assemblée nationale.

A partir de cette crise, tout a été de mal en pis. L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a pris tout l’OTAN par surprise, et, malgré quelques déboires, lui a infligé de sévères coups de butoir – les premiers à vrai dire depuis la fin de la Guerre Froide, échecs en Syrie mis à part. Le macronisme dans cette affaire n’a pu que barboter péniblement, à la traîne de l’UE, elle-même à la traîne des USA. Les sanctions absurdes contre la Russie ont achevées une économie qui se relevait à peine du Covid, lui interdisant tout espoir de reprise à court et moyen terme6. Idem sur le dossier palestinien : l’opération militaire du 7 octobre a infligé un coup dont Israël ne se relèvera pas, quelque soit le soutien occidental, et la barbarie dont l’État sioniste peut faire preuve. Là encore, le macronisme a été piteux, soutenant sans condition Israël, tout en se montrant gêné par les massacres en rafale commis par Tsahal. Inefficient à l’extérieur, le macronisme aura réussi à ne faire qu’exacerber les tensions internes à la France sur ce conflit. Sur le plan économique, les occidentaux auront été impuissants à faire barrage à l’action de l’Axe de la Résistance, notamment des Houthis, pour garantir la libre circulation des marchandises sur les mers. La domination bourgeoise mondiale en a pris un coup, et la française n’a pu que courber le dos un peu plus.

Enfin, comme un reflet national des contradictions internationales, les élections législatives de 2022 n’ont pas donné de majorité claire à quiconque. Le bloc macroniste avait certes une majorité relative, mais ils ne sont pas parvenus à se fondre dans les LR pour gouverner ensemble : la bourgeoisie libérale-libertaire pleine et endurcie n’est pas arrivée à totalement absorber les autres types de bourgeoisies, et ce petit reste a été pour son organisme comme le morceau inassimilable qui l’a tué à petit feu. La bourgeoisie de province avait trop besoin pour garder quelques postes de notables du soutien de la petite-bourgeoisie traditionnelle, seule à même de lui fournir des électeurs pour survivre ; or cette dernière hait le macronisme au point de rendre impossible toute alliance pour les cadres de LR – question d’éthos de classe trop rétif au puritanisme macroniste.

La crise a également commencé à se manifester sur le terrain idéologique. Ces derniers mois ont émergé deux concepts intéressants pour tenter d’expliquer les bouleversements en cours, deux tentatives de reconstitution systématiques et globales, venus de milieux et d’orientations politiques différentes. Il nous faut les mentionner, car elles traduisent un besoin de théorie récent pour la conscience de l’époque, et deux jalons qui donnent de la profondeur à la crise que nous vivons. Ils ne révolutionneront probablement pas l’armature conceptuelle des lecteurs de Lukács et de Clouscard, mais ils confirmeront leurs intuitions, à partir de bases théoriques et empiriques totalement différentes.

La première tentative fut le livre, au succès discret mais réel, d’E. Todd, la Défaite de l’Occident, paru en janvier 2024. Un livre audacieux, y compris selon les critères toddiens, puisque E. Todd tentait d’y expliquer l’incapacité de l’occident à battre économiquement la Russie dans le cadre du conflit ukrainien, malgré un PIB bien supérieur, et de très loin (33 fois supérieur !), et l’influence des systèmes familiaux étaient marginaux dans l’analyse. E. Todd y pointait la désindustrialisation, et le démantèlement de l’État-nation, qui rendaient incapable d’affronter la moindre crise, et de gagner une guerre, fut-ce sur le plan strictement économique. Le « nihilisme », la fièvre du vide, s’était emparé de nos élites, et de ce que j’appellerais la « diplômocratie », de cette masse de gens qui pensent qu’ils valent mieux que les autres et sont naturellement supérieurs à eux par le simple fait qu’ils possèdent un diplôme, sans se demander une seconde ce qu’il y a derrière. Ces pays qui furent des nations sont donc mus désormais par une simple force d’inertie étrange : la rationalité y est désormais inconnue, les diplômés se dirigent vers des carrières lucratives mais improductives, les idéologies et les valeurs collectives sont mortes et enterrées, et plus aucune valeur transcendante n’encadre la vie de l’individu. C’est le concept central du livre : « l’état zéro anthropologique », où les hommes ne sont mêmes plus guidés par des valeurs inconscientes venus des modes de production pré-capitaliste, et où l’influence des anciens systèmes familiaux devient presque nulle. Pour E. Todd, le macronisme est l’incarnation française de cet « état zéro » de l’anthropologie. Ce nihilisme est sadique, belliqueux, et destructeur ; il n’est plus mu par la rationalité, ou la recherche de l’intérêt bien compris, mais par un goût du chaos. Il n’y a plus d’État-nation : il y a un « Blob » – un organisme unicellulaire visqueux et dénué de cerveau, qui ne survit qu’en se nourrissant des organismes alentour. C’est le stade suprême de la bourgeoisie impérialiste : la rapine et le pillage à l’état pur, sans soucis de la production. Le dette devient omnipotente, et la balance commerciale un trou béant, afin de vider la nation de toute souveraineté, et de donner à de richissimes possédants les clés du pouvoir réel. Inutile de dire ici que ce « nihilisme » et cet « état zéro anthropologique » ne sont que l’aboutissement parfaitement logique du libéralisme-libertaire né dans les années 70.

La deuxième tentative fut une note de synthèse, publiée en mai 2024 par Jérome Fourquet, qui développe le concept de « modèle stato-consummériste7 » pour décrire la France depuis les années 70 (on revient toujours au libéralisme-libertaire !). Il y diagnostique la crise, et la fin prochaine de ce modèle, dont le macronisme est l’aboutissement. Ce modèle est centré sur la consommation, qui, puisque la production devient secondaire, se fait surtout par des importations (donc un déficit commercial), et par du crédit public (donc du déficit public, qui s’accumule sans fin pour former une gigantesque dette publique). Cette dette publique, loin de servir à financer une éventuelle production nationale, est utilisée pour pouvoir soutenir artificiellement la consommation, et ce, malgré les crises successives traversées par le capitalisme mondial. Bien entendu, celui-ci a été défendu et développé par tous les partis au pouvoir depuis 50 ans, sans exception. Le doigt est mis sur la contradiction majeure de la construction européenne : mettre les producteurs internationaux en compétition féroce d’une part, et d’autre part infliger aux producteurs communautaires des normes sévères et strictes. La conjonction de ces deux exigences contradictoires n’ont pu qu’aboutir au désossage de notre appareil productif national – c’est le fameux processus de désindustrialisation. Ajoutons à cela que le déficit commercial, pour maintenir un certain niveau d’importation de consommation, oblige à s’ouvrir aux investissements extérieurs – autrement dit, de faire du pays la cible des exportations de capitaux étrangers. C’est exactement la définition que Lénine donne de l’impérialisme, dont la France est désormais la victime, pour l’instant à bas bruit. On voit donc que ce modèle est parvenu à créer une sorte de bulle protectrice totalement artificielle, et très fragile, autour de la France, afin que le déclassement national réel ne soit pas vécu trop durement par la population (surtout les couches moyennes improductives, il faut bien le dire). Le réveil face aux vrais rapports de force internationaux risque d’être douloureux.

Par ces deux analyses non explicitement marxistes, on voit néanmoins un certain nombre de facteurs objectifs immédiats à l’intensification de la crise, qui montre que la classe des intellectuels, pour l’instant seulement à la marge, commence à ressentir le besoin d’une explication systématique et synoptique à la crise que nous traversons.

Voilà donc, synthétisée à l’extrême, la genèse de la situation politique actuelle en France. On voit que les contradictions sont à la fois lourdes, profondes, et courent sur le long terme. Elles ne sont donc pas résorbables en un court laps de temps, et leur convergence en un seul point, la crise politique actuelle, risque de provoquer des dégâts aux conséquences incalculables.

2) Pourquoi dissoudre ?

Passons aux causes les plus immédiates, puisqu’elles ont également leur importance dans cette séquence : pourquoi dissoudre l’Assemblée nationale au soir d’une élection européenne qui place le RN très largement en tête devant la liste macroniste ?

Le premier élément de réponse tient aux résultats de la précédente législature, en juin 2022, qui n’avait pas donné de majorité absolue à E. Macron. A l’époque, dès les résultats, tous les analystes s’étaient mis d’accord sur le fait que la question n’était pas de savoir si E. Macron devait dissoudre l’Assemblée avant la fin de son mandat, mais quand. En effet, ses grandes réformes structurelles pour saigner un peu plus le pays, et enrichir encore plus sa classe sociale nécessitaient une large majorité, surtout pour aller vite. Les choses ont fini par traîner en longueur, et si finalement la dissolution a surpris tout le monde, c’est parce qu’elle est arrivée bien plus tard que ce que tout le monde croyait. Les alliances parlementaires de circonstances avec LR, les 49.3 à répétition et les motions de censure que personne ne voulait voter auront permis à cette assemblée de tenir deux ans. Mais hélas, tout allait trop lentement, et pas assez fort pour notre Héliogabale et ses mandataires de Bruxelles. Il gouvernait, mais difficilement, et la rumeur d’une dissolution courait depuis plusieurs mois8. Voilà pour le décor de la décision : elle devait être prise, la seule question, c’est pourquoi maintenant et pas à un autre moment.

Plusieurs réponses, complémentaires plus qu’exclusives, plaidaient pour une décision de dissolution juste après les européennes.

Tout d’abord, il faut noter qu’E. Macron a tenté de repousser au maximum cette dissolution, en tentant de faire passer durant 2 ans ses réformes comme si de rien n’était. La question n’est donc pas de savoir pourquoi elle n’est pas arrivée avant, mais pourquoi elle n’arrive pas plus tard.

Le première élément, c’est l’impact des résultats des européennes sur la vie parlementaire française. L’Assemblée, déjà difficilement gouvernable, menaçait de devenir plus agressive, avec la sur-performance du RN, et le bon score de LFI9. Le bloc macroniste, déjà piteux, menaçait de se déliter lentement dans une longue guerre d’usure après les résultats exécrables de V. Hayer.

Le deuxième élément est l’impact de ces mêmes résultats à l’international. Aux yeux des partenaires européens d’E. Macron, ils sont une humiliation claire et nette de celui-ci, et un affaiblissement de fait de sa parole. Or, on sait que le personnage a un besoin pathologique de se faire remarquer par des initiatives aussi dangereuses que stupides, sur une scène internationale qui ne le prend absolument pas au sérieux, et le méprise complètement, y compris parmi ses « alliés ». La blessure narcissique était donc béante : empêché à l’intérieur, entravé à l’international, les trois prochaines années s’annonçaient comme un calvaire pour notre chérubin impulsif, incapable de se plier à la moindre discipline pour réfréner ses pulsions de management toxique. De ce point de vue là, il a donc préféré couper court au supplice de Tantale qui s’annonçait, pour se jeter dans les Charybde et Scylla de la dissolution. Trader un jour, trader toujours.

La troisième raison est en revanche beaucoup plus profonde, et porte sur la possibilité même de gouverner l’État français. On sait que la dette française atteint des niveaux dangereusement inquiétants, et plusieurs analystes10 ont observé ces derniers mois que les obligations françaises étaient exposées à un risque élevé de dévaluation massive et rapide. Une France paralysée politiquement, avec une économie en berne et une dette colossale pourrait perdre toute confiance d’éventuels prêteurs dans un futur très proche. En clair, le risque augmente que la France ne puisse plus emprunter sur les marchés financiers les mois prochains, ou à des taux d’usuriers, et se retrouve donc en cessation de payement pur et simple. Or, tout le modèle économico-politique de ces 50 dernières années, tous partis confondus, est basé sur une capacité de l’État à emprunter massivement pour soutenir la consommation. Si ce levier-là tombe, c’est tout le système, tant politique qu’économique actuel qui s’effondre purement et simplement. Pour conjurer cette éventualité catastrophe, il faudrait pouvoir réduire les dépenses publiques, mais également avoir la force politique d’affronter la tempête sociale sans précédent que cela ne manquerait pas d’entraîner. Or, le macronisme risquait de se retrouver d’ici quelques mois dans une impasse : soit la faillite de l’État par une incapacité à emprunter sur les marchés financiers, soit la nécessité politique d’imposer des mesures d’austérité extrêmement impopulaires, en ayant aucun moyen politique de le faire. On voit donc que l’équation est impossible. Cette situation aurait pu arriver dès septembre 2024, lors du vote du budget, qui s’annonçait presque perdu d’avance, avec les trois autres groupes parlementaires qui auraient pu alors voter une motion de censure (la bonne, cette fois !). Pour éviter cela, E. Macron a donc pris les devants, et fait le choix de dissoudre avant d’arriver à cette situation catastrophe, qu’il a lui-même créée et amplifiée, afin de ne pas en porter le chapeau. Il est très clair que le but de cette dissolution est de perdre les élections, pour confier les responsabilités au RN dans une situation économique désastreuse, pour ne pas apparaître comme en étant responsable, et (qui sait ?) revenir plus tard. Pour arriver à cela, tenir des élections trois semaines à peine après un scrutin remporté haut-la-main par le RN était la meilleure façon d’y parvenir. Après avoir mis le feu à la maison, le locataire donne les clés à celui qui doit suivre, lorsqu’il n’y a plus rien à diriger.

Enfin, quatrième raison, la moins forte, les petits calculs politiciens. E. Macron et son entourage ont peut-être pensé que la division de la gauche lors des européennes entraînerait de fait une division lors de législatives qui suivraient, ce qui aurait pu permettre à son parti de gagner quelques circonscriptions. Et éventuellement, de rallier des éléments du PS et de LR proches de la macronie. C’est possible, mais ce n’aurait pas été assez pour remporter la majorité absolue. D’autant que sur ce point, ce calcul a été démenti assez vite, comme nous l’analyserons.

3) L’échec du macronisme

Puisque la vie politique française s’est désormais scindée en trois blocs distincts, on peut les analyser un par un, et même dessiner à coup sûr la logique du devenir de chacun de ces blocs. Les forces sociales en présence sont claires, et ont atteint un niveau de stabilisation quantitative provisoire telle que seule l’ampleur des résultats pourra varier, mais pas les ordres de grandeur approximatifs.

Commençons par le point le plus net : l’auto-dissolution immédiate du macronisme par cette décision. Son ampleur, et donc les restes qu’il laissera, seront encore à déterminer, mais l’essentiel est là : le grand bloc central bourgeois tel qu’il est né en 2017 est mort le 9 juin 2024. Pour une raison simple : son seul argument, répété de façon pavlovienne, « moi ou le chaos », a été dynamité. Le macronisme a mené la France au chaos, et il a paupérisé sa base sociale, qui était les couches moyennes urbaines. Il a passé 7 ans à détruire sa propre base sociale, et le 9 juin, il a atteint le point où son œuvre l’a tué. Comme expliqué précédemment, avec le mécanisme de la dette, la gestion macroniste de la France nous a amené au chaos qu’il prétendait éviter, et la chose est désormais parfaitement visible11. « L’orthodoxie budgétaire » a été une gabegie sans précédent, et sa réalisation a été le contraire de sa prétention ; la seule sanction logique à cet état de fait, c’est la mort politique, par désertion des électeurs.

Ce qui amène au deuxième point : l’argument massue du « camp de la raison » a toujours été le fait qu’il incarnait « la majorité silencieuse », autrement dit, qu’il avait avec lui la force du nombre. Sauf que le nombre commence à lui manquer, et une fois le processus enclenché, il devient non seulement irréversible, mais s’accélère rapidement : ceux qui étaient là uniquement parce qu’il y avait du monde s’en vont, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne. La spirale baissière du macronisme semble donc enclenchée, et on voit mal ce qui pourrait l’arrêter.

Troisièmement, après sept ans de macronisme, l’arithmétique démographique poursuit son œuvre lente, mais implacable. Il y a chaque année près de 630 000 décès par an, essentiellement des personnes âgées. Or, celles-ci votent à près de 40 % pour E. Macron, avec un taux de participation de près de 80 % aux présidentielles12. En appliquant la part de 90 % dans les plus de 65 ans parmi les décès, on aboutit donc en 7 ans, a une disparition biologique de près de 1,27 million d’électeurs macronistes.

D’autant que les pertes ne sont pas compensées entièrement par les arrivées. Il y a chaque année près de 800 000 jeunes qui deviennent majeurs, et à peu près autant qui rentrent sur le marché du travail, autour de 25 ans. Or, pour ne prendre que la tranche des 25-35 ans, s’ils sont près de 60 % à voter, ils sont 30 % à voter pour Marine Le Pen, 27 % à le faire pour Jean-Luc Mélenchon, et seulement 19 % à le faire pour E. Macron. Soit donc 144 000 nouveaux électeurs par an pour le RN (un million en 7 ans), 129 600 pour JLM (900 000 en 7 ans), et seulement 91 200 pour Macron (638 000 en 7 ans). On voit bien que même lente, l’évolution démographique a condamné le macronisme à un long déclin, et est parvenue à un point de rupture.

Enfin, et c’est l’élément décisif, le mode de scrutin législatif de la Ve République va achever le macronisme. Celui-ci, le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, a en effet été conçu pour éliminer les « petits » partis marginaux, et à l’inverse, favoriser les « grands » partis traditionnels, type UMP et PS durant des années. Sa logique permettait d’amplifier de façon démesurée la moindre avance sur ses concurrents. Pour donner un exemple caricatural, en 2017, si LREM avait récolté 32 % des suffrages, ils avaient cependant obtenu 60 % des sièges.

On voit donc comment la baisse, certes relative pour l’instant, des résultats du parti macroniste laissent présager une catastrophe sans nom : la logique qui avait servi à écarter les « petits » partis « extrémistes » au profit des « grands » partis « modérés » risque de se retourner contre eux ! Pour donner un ordre d’idée de la possibilité du désastre, d’après une étude du Figaro, Renaissance pourrait ne même pas être au second tour des législatives dans… 536 circonscriptions sur 577, si le vote des européennes se prolongent à l’identique13 ! Il est bien sûr plus que probable que le parti macroniste haussera son score par rapport aux européennes, ce qui fera un désastre un peu moins total, mais le fait sera toujours là : le macronisme peut plus ou moins disparaître législativement dès cette élection. Les premiers sondages semblent confirmer cette direction : en fonction de l’institut, le RN aurait entre 31 et 35 % des voix, l’union de la gauche aurait entre 25 et 28 %, et le parti macroniste entre 17 et 19 %. Cela peut évoluer bien sûr, mais la courte campagne interdit tout vrai bouleversement des rapports de force. Le mode de scrutin va bien sûr amplifier à l’extrême cet écart, et écarter de façon démesuré Renaissance.

D’autant qu’il ne s’est jamais s’agit d’un parti local, avec beaucoup de militants, de cadres, et d’élus locaux. Le reflux à l’Assemblée nationale sera irréversible, et si le macronisme peut vivoter encore quelque temps, il ne jouera plus de rôle majeur, avant de mourir de sa belle mort14. Les cadres macronistes l’ont compris, et voguent déjà vers d’autres horizons15.

4) L’illusion de « l’union de la gauche »

Le deuxième grand bloc, qui, après deux ans d’invectives permanentes, s’est subitement reconstitué en un temps record, c’est bien sûr l’énième édition de la sempiternelle série de « l’union de la gauche », pour une NUPES 2.0, renommée pour l’occasion « Nouveau Front Populaire ».

Il y aurait beaucoup à dire sur l’escroquerie de ce nouveau nom, qui pousse la falsification historique encore plus loin. Nous avions analysé en 2020 le mouvement historique du Front populaire du 1936, et nous y renvoyons pour constater l’écart avec cette réédition 2024 indigeste, que l’on ne pourra qu’écrire avec des guillemets16. Nous y avions également critiqué sévèrement toutes les précédentes tentatives « d’union de la gauche », comme étant des accords parfaitement électoralistes, et qui revenaient à s’aligner sur le programme le plus social-traître qui soit, et nous reprenons l’intégralité de ces critiques.

Il faut cependant analyser la spécificité de cette union illusoire, et montrer pourquoi elle ne pourra rien donner, pourquoi elle est impuissante à gagner quoique ce soit, et pourquoi même si elle gagnait, elle serait incapable d’appliquer son propre programme, fort mauvais au demeurant.

Pour cela, il faut analyser le passage de la « NUPES » de 2022 au « Nouveau Front Populaire » de 2024. La « NUPES » de 2022 était un coup de bluff électoraliste de Jean-Luc Mélenchon, après sa belle performance à la présidentielle, qui en avait surpris plus d’un. Gonflé par le vote utile, la nullité des candidats du PS, du PCF et de EELV, il avait réussi à concentrer sur sa personne l’intégralité du vote de gauche, qui aujourd’hui regroupe surtout des couches moyennes urbaines diplômées et tertiarisées, les banlieues immigrées (pour la faible proportion qui vote), et quelque maigres restes du mouvement ouvrier du XXe siècle, dernière roue du carrosse de cette alliage fourre-tout. Grâce à ce joli coup de force, Mélenchon était ensuite parvenu à imposer à ses concurrents à gauche un accord dont il était en mesure de dicter les termes, sur le programme notamment, et le nombre de circonscriptions. Le regroupement massif autour de sa candidature était d’ailleurs intéressant, car il signifiait que son électorat, désormais complètement concentré dans les grandes métropoles, était suffisamment déclassé, et essoré politiquement par le macronisme, qu’il était prêt à faire taire son narcissisme des petites différences entre sociaux-démocrates, afin de se grouper autour d’un bloc. La candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2022 a été le chant du cygne des nouvelles couches moyennes libéral-libertaires « de gauche », et le signe de son crépuscule proche. On l’a vu avec le macronisme : c’est quand un groupe social se rassemble sous une seule et même bannière qu’il est le plus proche de mourir, car alors les contradictions qui le faisaient vivre se sont éteintes. D’autant que ce rassemblement s’est fait dans l’intensification du délire idéologique que portent ces couches moyennes, et qui signe son isolement idéologique et social : écologisme, féminisme, antiracisme identitaire, sociétalisme à outrance… La candidature de Mélenchon en 2022 aura réussi le tour de force de faire pire en la matière que celle de 2017, déjà bien pourvue pourtant. Le tout bien sûr avec moins d’opposition encore à l’UE, si c’était possible, et un programme aussi social-démocrate qu’inapplicable avec la méthode proposée.

La NUPES avait continué sur cette lancée, en ressuscitant au passage des partis laminés qui auraient pu disparaître, le PS et le PCF. En leur garantissant leurs députés, Mélenchon leur a sauvé la mise, en étant bien mal payé en retour, tout ça pour revenir une dernière fois dans le coup médiatiquement, et grappiller quelques députés pour LFI. Bref, ce fut une alliance purement opportuniste et électoraliste qui s’est faite sur des bases totalement confuses, et qui a relancé le pire de ce qui existait à gauche en matière de social-traîtrise, leur offrant un bain de jouvence dont le PS, et le PCF dans une moindre mesure, avaient cruellement besoin.

Bien entendu, une fois sauvés du néant électoral qu’ils méritaient pourtant, les « alliés » de LFI ont entrepris de se sauver de ses griffes, de façon parfaitement malhonnête il faut le dire – mais qu’attendre de plus des coquins qui peuplent le PS, le PCF et EELV ? Ils sont tellement réactionnaires qu’ils sont parvenus à critiquer Mélenchon par la droite, pour sa position sur l’UE, sur l’Ukraine, sur Gaza – position ô combien timide pourtant, mais que ses « amis » de gauche se sont plu à durcir de façon absurde, jusqu’à le faire passer pour un frexiteur, un bolchévique, un pro-Kremlin (si seulement !), ou un pro-Iran. Dernier délire en date : LFI serait « antisémite », pour sa position sur le conflit israélo-palestinien, position pourtant identique à celle de l’ONU sur tous les points. Mais bon : au royaume des clones où tout le monde a le même programme et les mêmes idées, il faut bien hystériser le débat afin de faire passer la moindre nuance dans l’européisme atlantiste pour une hérésie intolérable.

Parti dans ces conditions, le « Nouveau Front Populaire » allait donc parvenir à faire pire politiquement que la NUPES, ce qui est là encore une performance à saluer. D’autant qu’après les résultats du 9 juin, c’était ce qu’il faut bien appeler « l’agent de la CIA », à savoir Raphaël Glucksman, qui allait dicter ses conditions pour une union17. Ce bandit venu de la droite libérale et sarkozyste, agent des intérêts de l’OTAN en Géorgie sous Saakachvili18, et stipendié de son beau père Ghassan Salamé (agent dans le monde arabe des intérêts atlantistes, artisan de la destruction constitutionnelle de l’Irak post-husseinienne19, relai de l’Open Society de Soros dans le monde arabe20) s’est trouvé en mesure d’imposer à toute la gauche ses conditions léoniennes, et une capitulation sans condition devant l’UE et la politique internationale atlantiste.

C’est donc une union parfaitement décrédibilisée d’avance que nous vend la gauche, car il est évident aux yeux des masses que cette alliance a uniquement pour but de les aider à conserver leurs misérables sièges, et que la farce de « la peur du fascisme à nos portes » n’est pas leur principale préoccupation. Et ce ne sont pas les pleurs d’un Corbière ou d’un Rufin devant « le danger fasciste » le soir des élections qui changeront les choses. Le programme se contente de mesures parfaitement social-démocrates, défensives, souvent confuses, notamment sur le sociétal, et est parfaitement réactionnaire sur le plan international21. Celui-ci soutient donc « indéfectiblement l’Ukraine », et l’envoi d’armes à celle-ci, s’alignant ainsi sur la politique macroniste, et au mépris de tout risque pour la France d’escalade militaire avec la Russie. Sur Gaza, il reprend le narratif mensonger d’Israël sur le 7 octobre, et s’enferme dans le ghetto mental d’occidental narcissique. Et sur l’UE, le programme lui déclare sa soumission, et son soutien à la construction européenne.

Autant dire que dans ces conditions, le programme est inapplicable dans ses mesures sociales. Au mieux, nous aurons une réédition des mésaventures d’A. Tsipras en Grèce, qui se fit briser les reins par la commission européenne en 2015. Vu le montant de notre dette, le programme du « Nouveau Front Populaire » ne pourra se financer avec elle, et sans sortir de l’UE, aucune alternative d’application n’est même envisageable. Encore une fois, une gauche sans courage s’est pliée aux exigences d’une gauche crapuleuse, pour le plus grand bonheur des crédules qui y croient, bien naïvement encore. L’union de la gauche, c’est bien l’opium du peuple de gauche. Et il serait temps d’arrêter d’être addict à cette drogue malsaine.

Le fond du problème, c’est qu’une nouvelle gauche est apparue dans les années 70, et a complètement bouleversé la base sociale et l’idéologie de l’ancienne gauche. Les nouvelles couches moyennes diplômées et urbaines ont remplacé le prolétariat comme classe sociale de base, et le libéralisme-libertaire, cet anti-autoritarisme individualiste et relativiste, a remplacé le marxisme. Nous vivons l’aboutissement de ce processus. On ne peut donc que souhaiter la mort de cette gauche, dans les circonstances les plus atroces et indignes possibles, afin qu’autre chose vienne la remplacer. Cette gauche ne vit que de confusions : confusions entre le social et le sociétal (l’économie, la géopolitique et le national mis au même niveau, et souvent au dessous, de l’écologie, du féminisme, de l’antiracisme, et de bien d’autres), confusions entre européisme et souverainisme (des critiques de l’UE qui s’allient sans voir le problème avec ses thuriféraires), confusion entre internationalisme et atlantisme (des critiques de l’Ukraine et d’Israël avec ses défenseurs acharnés). Faut-il être grand clerc pour voir que cela ne pourra mener à rien ?

5) La question du « fascisme » :

Enfin, et non des moindres, le dernier point aveugle de toute cette gauche, unie pour un « Nouveau Front Populaire » : son aveuglement complet sur la véritable nature du fascisme, et son réflexe pavlovien « d’antifascisme » ânonné de façon hystérique sans aucune réflexion élémentaire. Entendons-nous bien : la fascisme est l’ennemi mortel de la classe ouvrière. Seulement, pour bien le combattre, et être un anti-fasciste conséquent et efficace, il faut d’abord avoir bien identifié le fascisme dans notre séquence historique. Sinon, on risque de complètement se tromper, en plaquant sur notre époque des catégories qui n’y sont pas effectives. A ce titre, on ne peut être que consterné d’entendre un célèbre historien du nazisme, aux travaux universitaires au demeurant intéressants, déclarer que l’on peut « plaquer 1936 sur 2024 », car « les structures sociales, et les intérêts des acteurs sociaux n’ont pas beaucoup changé » (sic!)22. Il faut être bien assis pour lire ou entendre cela : la lutte des classes est la même en sa structure qu’en 1936 ! Visiblement, la destruction de la raison n’a pas frappé qu’à droite ces dernières décennies… Où sont les usines et les grands appareils productifs industriels de 1936 en 2024 ? Où est le grand parti ouvrier qu’était le PCF des années 30 ? Où est l’URSS ? Où sont les croix de feu, les vétérans d’une Grande Guerre, les relais d’un NSDAP en France (très nombreux à l’époque !) aujourd’hui ? Où est aujourd’hui la petite-bourgeoisie traditionnelle, l’une des bases sociales du fascisme français des années 30, et que les années post-plan Marshall a balayée ? Où est aujourd’hui la concurrence des impérialismes de tailles équivalentes ? Nul part, tout cela a disparu. A l’inverse, où est le libéralisme-libertaire dans les années 30 ? Les nouvelles couches moyennes urbaines, diplômées et improductives ? Un secteur tertiaire et financier hypertrophié ? Un pôle unique atlantiste pour l’impérialisme mondial ? La construction européenne et la destruction des souverainetés nationales ? L’immigration a-t-elle le même niveau et la même fonction en 2024 qu’en 1936 ? Le simple fait de poser la question montre l’absurdité d’une comparaison qui serait un plaquage pur et simple des situations. Pour comprendre le fascisme actuel, il faut faire une analyse concrète de celui-ci. Sans analyse concrète, on court le risque de tomber dans le verbiage vide et pavlovien. Certes, aujourd’hui comme en 1936, il y a toujours une lutte des classes, un prolétariat et une bourgeoise. Mais si on en reste là, ce sont des concepts abstraits, et parfaitement vides. Pour leur donner du contenu, et faire une vraie analyse marxiste, il faut faire ce que personne n’ose faire à gauche : ouvrir la boite de Pandore de l’économie. Les marxistes devraient plus souvent méditer cette sage maxime d’Engels : « Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré23. » Plus d’un marxiste et d’un universitaire semblent confondre l’analyse par la lutte des classes avec une équation du premier degré.

Comprenons bien : tout l’enjeu est de savoir si le fascisme actuel est bien incarné par le RN, car si c’est le cas, alors toute les unions, mêmes les plus scandaleuses et les plus contre-natures, seraient permises pour lutter contre l’affreux fascisme. Or, tel est le drame actuel, et il faudra bien qu’un marxiste l’écrive un jour : le RN n’est pas un parti fasciste, en tout cas pas au sens classique du terme, et si on trouve indéniablement des traces en lui d’éléments fascistes, il n’est pas le parti le plus fasciste de la vie politique française, loin de là.

On sait que cette thèse, parfaitement évidente de façon intuitive pour les masses à l’heure actuelle, serait extrêmement choquante pour beaucoup à gauche, et mérite donc d’être exposée méticuleusement. La démonstration est ici importante, parce que sa validité et son acceptation vont conditionner l’avenir de la « gauche » actuelle, surtout si, comme tout l’indique, le RN parvient au pouvoir à court terme (dans quelles conditions exactes et quelles alliances, c’est une autre affaire). Que les amis de la vérité qui souhaitent comprendre pourquoi leur camp politique est dans un ghetto social écoutent, et que les autres méditent la maxime du Machiavel de Stendhal : « et serait-ce ma faute si la chose est ainsi ? ».

Tout d’abord, écartons le principal élément qui gêne l’analyse : la question de la genèse historique du RN. Certes, la genèse d’un parti en politique est extrêmement importante, mais elle ne détermine pas tout. Il existe une différence pour un marxiste entre la genèse historique d’une chose (l’ensemble des éléments traçables sur une frise chronologique qui lui ont donné naissance) et sa logique interne, son essence, ce qu’il est réellement (pour une entité politique, les intérêts de classe qu’elle défend)24. Or ce qui fait la caractérisation politique, ce n’est pas la genèse historique, mais sa composition de classe, en interne, et son rapport avec les autres classes sociales.

Il est indéniable que le Front National ait été fondé par des anciens vichystes, des pétainistes, des anciens de l’OAS, et qu’il ait gardé très longtemps sa caractérisation fasciste de ses origines. Il est indéniable par exemple que les statuts du FN aient été déposés en 1972 par Pierre Bousquet, ancien Waffen-SS de la division Charlemagne, et alors trésorier du mouvement. Les différentes sorties de Jean-Marie Le Pen, très connues au point qu’il est inutile ici de les énumérer, témoignent de cette origine.

Seulement, et c’est ce que personne à gauche ne veut remarquer, si l’on en déduit de cette origine fasciste le fait que le RN actuel est fasciste, il faudrait alors appliquer cette logique à tous les partis politiques français (pourquoi faire une exception pour le RN ?). Et on aboutirait à un résultat absurde et ubuesque : le PS, dont l’ancêtre est la SFIO, serait un parti jaurésien (pauvre Jaurès !) ; les LR, lointain descendant du MRP serait un parti gaulliste authentique (pauvre Général !) ; le PCF serait un parti bolchévique et stalinien (si seulement…) ; et les différents débris du parti radical seraient les héritiers de Clemenceau (sans les bons mots, visiblement)… On pourrait continuer longtemps, et on voit qu’avec une telle logique, on ne parvient qu’à des absurdités sans nom25. Tous ces partis ont changé d’essence idéologique, parce qu’ils ont changé de base de classe : ils ont subi, comme on le disait à l’époque du PCF, une « mutation », un changement d’ADN, parce qu’ils se sont adaptés aux évolutions de classes sociales, souvent d’ailleurs dans le sens de l’opportunisme, et d’un compromis avec les trois éléments que nous avons énumérés en début d’article : soumission au carcan européen, adhésion au libéralisme-libertaire, participation à la destruction de la raison. Pour le PCF, le PS et les RPR/UMP/LR, c’est parfaitement clair. On voit mal pourquoi le FN aurait été épargné par sa mutation en RN. On peut même dire qu’au contraire, étant initialement le parti le plus compatible en soi avec ces trois éléments, il a été poussé, comme par une force centrifuge, au loin, comme par effet de répulsion par rapport aux autres partis qui convergeaient tous vers eux. Tous les thèmes classiques du fascisme traditionnel qui étaient ceux du FN historique (nationalisme agressif, antisémitisme et racialisme, pétainisme assumé, révisionnisme, défense de la peine de mort, ou encore l’expulsion des français d’origine étrangère….) ont été progressivement relayés à l’arrière-plan après le départ de Jean-Marie Le Pen, et largement édulcorés, au point qu’on a souvent du mal aujourd’hui à les retrouver dans le programme, voire même pas du tout. Il faut à ce sujet en finir avec un fantasme à gauche, celle d’une essence diabolique cachée et invisible d’un RN fasciste, qui n’attend que de parvenir au pouvoir pour réapparaître telle quelle, et intacte. Tous ceux qui ont étudié le processus de liquidation et de mutation du PCF savent qu’en la matière, il faut être hégélien26 : l’apparence exprime l’essence, elle en est une part, et on ne peut pas faire de division métaphysique entre les deux. Lorsque le PCF a commencé à changer son discours dans les années 70 pour devenir plus social-démocrate, en abandonnant par exemple la dictature du prolétariat de son programme, cela a changé son essence, et sa radicalité révolutionnaire n’est pas revenue une fois qu’il a participé au pouvoir en 1981. En politique, lorsque la radicalité se perd, elle ne revient jamais. Car changer l’apparence de son discours demande d’acquérir des habitudes mentales qui changent une façon même de penser le monde. Cela demande des compromis, et de montrer au système mondain dominant que l’on est prêt aux arrangements, et donc d’avoir déjà renoncé à l’essentiel. Le changement de discours ne fait toujours que refléter un changement de positionnement de classe. Il faut donc regarder la réalité en face : le RN est aujourd’hui devenu un parti de droite semblable aux autres, et qui n’est pas plus fasciste qu’eux – en témoigne la tentation très forte d’une fade « union des droites » initiée avec LR.

Pour poursuivre sur la question des origines, et faire une comparaison internationale, le RN a subi selon nous une évolution assez semblable à celle du Kuomintang à Taïwan, et pour les mêmes raisons. A l’origine, comme le FN, le Kuomintang est un pur parti fasciste, né de l’opposition au Parti communiste chinois. Très atlantiste, et viscéralement anti-communiste, il impose une dictature militaire de fer à l’île de Taïwan. Seulement, l’évolution historique a suivi son cours : le fascisme taïwanais a laissé la place à la sociale-démocratie libéral-libertaire indépendantiste. Et, surprise, aujourd’hui, ce sont les sociaux-démocrates à Taïwan qui sont les plus anti-chinois, les plus anti-PCC, les plus portés à une guerre parfaitement fasciste contre la Chine, soutenue par l’impérialisme américain ; et à l’inverse, c’est le Kuomintang qui est devenu le parti le plus pro-PCC de l’île, le moins belliciste, et donc le moins fasciste objectivement. La raison de ceci en est simple : le fascisme historique a préparé l’avènement du libéralisme-libertaire, et une fois que celui-ci est parvenu à maturité, il s’est montré plus efficace et effectif que celui-ci pour combattre le communisme, et écraser les aspirations populaires. Le libéralisme-libertaire a été la réalisation de ce dont le fascisme n’était que le concept : en d’autres termes, il a été plus parfaitement fasciste que le fascisme lui-même, qui s’est retrouvé doublé par sa droite, et totalement dépassé par l’évolution historique. Il est donc devenu, par le jeu de cette dialectique, l’inverse de ce qu’il était : d’avant-garde de lutte contre le progrès humain, il est devenu l’arrière-garde de cette lutte. Il a donc dû muter en autre chose, qui n’a plus rien de sa virulence originelle.

C’est l’évolution qui s’est produite en France même27 : après la destruction conjointe du gaullisme et du communisme dans les années 70, les anciens vichystes sont revenus au pouvoir, d’abord de façon cachée dans l’entourage de Giscard28, puis de façon ouverte en la personne de Mitterrand29. A partir de là, l’essentiel de la vie politique s’est en réalité scindée chez leurs héritiers entre vichystes opportunistes (le PS, le RPR), qui avaient eut le bon goût de passer à l’européisme atlantiste au moment où le fascisme historique avait mal tourné, et les vichystes sincères (le FN de Jean-Marie Le Pen), qui étaient les has been au cerveau un peu lent, les loosers qui n’avaient pas compris que le vent avait tourné, et qu’il fallait désormais jouer un autre air pour être « branché » et mondainement acceptable. Mais ne nous y trompons pas : le fond était le même – pourquoi réhabiliter Mitterrand pour honnir Jean-Marie Le Pen, si ce n’est finalement par concession mondaine à l’idéologie dominante ?

Par ailleurs, pour clore ces questions de filiation idéologiques, s’il faut remonter aux origines fascistes des courants de pensées, il faut aller jusqu’au bout à gauche, et refuser tous les penseurs de gauche qui se sont inspirés pour leurs concepts et catégories fondamentales des deux plus grands penseurs fascistes qui eut été : à savoir Nietzsche, et Heidegger. Mais là, on voit ce qui blesse mondainement les intellectuels gauchistes, car alors c’est tous leurs penseurs chéris, toute la pensée d’après-guerre (les Sartre, les Camus), et la pensée soixante-huitarde qui tombe sous le coup de l’anathème : les Foucault, les Deleuze, les Derrida, les Badiou – tous ont bu à la source du nazi de la forêt de Todtnauberg, et de l’eugéniste équestre fantasque de Turin. Vous voulez dénazifier messieurs les jolis grands hommes de gauche ? Très bien, mais faites-le jusqu’au bout, et d’abord dans vos rangs et chez vos maîtres ! Gageons que vous ne relèverez pas le gant, et que vous préférerez concentrer vos attaques hystériques sur un RN aux épaules bien trop fragiles pour vos fantasmes.

Il faut également écarter une autre erreur idéologique, mais très courante à gauche : l’idée saugrenue, devenu axiome intangible, qu’être pour l’immigration, c’était être progressiste, et qu’être contre, c’était être réactionnaire. On a donc l’idée qu’être internationaliste, c’est vouloir accueillir tous les immigrés du monde chez soi, tout le temps. Personne à gauche ne veut pourtant faire une analyse économique élémentaire des rapports de force entre les nations : dans une économie mondiale capitaliste, l’immigration, d’un pays à un autre, sans échange équivalent d’émigration, c’est du vol de main-d’œuvre pur et simple. Quand 100 000 africains arrivent chaque année en France30, c’est 100 000 personnes que l’économie française va pouvoir exploiter, et dont personne en France n’aura payé l’éducation. C’est 100 000 paires de bras en moins que les États africains auront éduquées et nourries en vain, et qui ne construiront pas ces pays. Défendre le sans-frontièrisme, c’est défendre le vol illimité et sans fard de main-d’œuvre des pays pauvres par les pays riches. Si quelqu’un voit quoi que ce soit de progressiste ou d’internationaliste dans ce processus, il n’est qu’un agent idéologique de l’impérialisme. S’il cherche à maquiller ce gigantesque vol de main-d’œuvre à l’échelle mondiale, et ce déracinement humain violent qu’est presque toujours l’immigration, en un « enrichissement culturel », il procède au travestissement le plus honteux. Il y a certes de très mauvaises raisons de s’opposer à l’immigration, et on peut tout à fait le faire en étant raciste ou xénophobe. Mais dans son essence, l’immigration de masse, c’est un vol impérialiste31. Considérer toute mesure limitant l’immigration comme étant du fascisme est donc une falsification politique, et un sophisme qui a trop souvent couvert les vilenies de la gauche européiste et atlantiste. Il faut donc cesser de s’appuyer uniquement sur la question de l’immigration pour accuser le RN d’être fasciste, et il faut arrêter d’avoir une vision humanitariste niaise, et anti-politique du phénomène : les États africains ne construiront leur souveraineté que lorsque leur jeunesse aura arrêté d’immigrer en occident, poussée par des illusions idéologiques. La seule question à poser, c’est comment les aider à construire leur souveraineté, et cela ne se fera pas par plus d’immigration.

Enfin, il faut toujours rappeler la primauté de la question de classe dans la question de l’immigration : la bourgeoisie immigrée n’a rien à voir avec le prolétariat immigré. Ils ne viennent pas pour les mêmes raisons, et ne sont pas vecteurs des mêmes idées dans les sociétés qu’ils intègrent. Quoi de commun entre le pauvre qui fuit la misère et la guerre de son pays natal, même si c’est en partie par illusion idéologique, et l’enfant gâté du soleil qui vient « jouir sans entrave » de ce dont le prolétaire d’occident n’ose même pas rêver ? Le premier est un damné de la terre, l’autre une canaille sans frontière qui, comme le disait Rousseau, se sent partout chez lui « tant qu’il a des hommes à acheter, et des femmes à corrompre ». Au nom de quoi les marxistes et les internationalistes devraient les défendre ? C’est ce qui entraîne d’ailleurs un rapport parfaitement différencié à l’archaïsme entre le prolétariat immigré et la bourgeoisie immigrée. Le dur labeur capitaliste tend toujours à dissoudre l’arriération chez le prolétariat immigré, alors que la bourgeoisie immigrée trouve dans l’arriération de sa position de classe la confirmation de sa propre arriération anthropologique32. D’où sa parfaite bonne conscience, sa certitude d’être toujours dans son bon droit, d’opérer un hold-up pour son seul compte sur la question du racisme afin de monter mondainement, et d’où sa parfaite capacité faire corps avec le libéralisme-libertaire dominant, et d’en être le fer de lance. La bourgeoisie immigrée de notre temps est donc la couche sociale la plus arriérée de l’impérialisme actuel, tout comme celle de l’époque de l’impérialisme fasciste était la petite-bourgeoisie traditionnelle. On comprendra donc sans peine ce fait frappant que, comme le fascisme qui s’appuie sur les éléments les plus arriérés de la société pour prospérer, la base d’appoint de choc du libéralisme-libertaire, ce sont les éléments les plus arriérés de notre société, à savoir : la bourgeoisie immigrée, toujours prompte à donner un coup de main à la moindre initiative fasciste, pourvu qu’elle soit ludique, libidinale, et marginale.

Une fois ces pré-requis posés, ouvrons donc enfin la boite de Pandore de l’économie, qui fait si peur à tant de marxistes, et étudions donc la sociologie électorale du RN, et sa base de classe, et voyons s’il s’agit d’un parti à la sociologie fasciste. Puisque le fascisme est l’idéologie de la bourgeoisie impérialiste contre le prolétariat, si le RN était un parti fasciste, on devrait y retrouver une surreprésentation du vote bourgeois, et des classes sociales dépendantes idéologiquement de la bourgeoisie, et un vote populaire moindre. Bien sûr, les prolétaires peuvent être individuellement trompés, et le fascisme s’appuie classiquement toujours sur les éléments arriérés du prolétariat. Cependant, si un individu, ou même un groupe d’individus, peut se tromper sur ses intérêts de classe, une classe sociale toute entière ne se trompe jamais sur ses intérêts de classe propres. Le prolétariat ne pourra jamais voter collectivement pour une idéologie qui le mène à sa destruction, ou alors il faut arrêter d’être marxiste. Ce n’est pas ici du « populisme », ou une mystique du peuple mal placée : si les groupes sociaux ne comprennent pas quel est leur intérêt de classe, alors l’analyse historique n’a plus aucun sens, et tout devient dans la société l’effet d’un chaos aléatoire, – pourquoi pas alors imaginer une bourgeoisie qui aurait mal compris ses intérêts, et qui déciderait d’instaurer le communisme par le plus grand des hasards ? Si la chose a peu de chances d’arriver, c’est bien parce que la bourgeoisie, comme le prolétariat, comprennent parfaitement leurs intérêts de classe.

Ce préambule méthodologique était nécessaire pour prévenir la mauvaise foi habituelle qui s’empare des intellectuels de gauche dès qu’on aborde ce sujet. Comparons donc les résultats de 2022 et de 2024 par classe sociale, et par rapport aux autres candidats : en 2022, Marine Le Pen rassemblait au premier tour 35 % des ouvriers et des employés, soit 12 % de plus que sa moyenne nationale, contre seulement 11 % de cadres, et 17 % de retraités33. On a donc une surreprésentation du prolétariat dans l’électorat lepéniste, et une sous-représentation de la bourgeoisie. Jean-Luc Mélenchon fait certes 25 % chez les ouvriers, mais il n’y a pas là de vraie sur-performance par rapport à son électorat moyen, tandis que Macron sous-performe à 17 %. On a donc ici clairement un choix assez massif, même s’il n’est pas hégémonique, pour le RN, dans le prolétariat français, et à l’inverse une répugnance assez tenace dans la bourgeoisie française34. Ce simple fait interdit de considérer le RN comme un parti fasciste au sens classique du terme : les ouvriers ne sont pas trompés comme des enfants bêtes ici, ils sont les moteurs de ses succès. Rien à voir avec la dynamique du NSDAP dans les années 30 donc. Par ailleurs, le NSDAP se partageait l’électorat ouvrier à l’époque avec le SPD, et le KPD : on peut donc dire que tout le prolétariat ne votait pas pour le NSDAP, et qu’il s’agissait des éléments les plus arriérés de la classe ouvrière. Ici, on commence à le voir dans les résultats de 2022, et cela se précisera dans les résultats de 2024 : personne ne fait véritablement concurrence au RN dans le vote ouvrier. En effet, les résultats de 2024 des européennes sont encore plus nets35 : 52 % pour la liste RN ! Toute les autres listes choisies par les ouvriers sont à moins de 9 % : l’écart est énorme, et le RN est ici totalement hégémonique sur l’électorat ouvrier. Imagine-t-on sérieusement les ouvriers voter à 52 % pour un parti bourgeois extrémiste ? Si on le pense, il vaut mieux arrêter tout de suite d’être marxiste, car le prolétariat sera bien trop stupide pour faire la révolution et diriger la société dans ces conditions ! On retrouve en 2024 la même sur-performance chez les employés (41%) et la même sous-performance chez les cadres (18%), plus divisés pour cette élection.

Ce simple tour d’horizon doit permettre de déduire que la meilleure conclusion est probablement ici la plus simple : le RN est vu par une bonne partie du prolétariat français et des couches populaires comme un défenseur de leurs intérêts, tandis que la bourgeoisie voit en Macron son champion. Nous sommes ici en pleine lutte des classes, tandis que la gauche type LFI n’arrive pas à percer sociologiquement, et joue le rôle de spectateur inutile. On rétorquera à raison que le RN n’a rien dans son programme de concret envers les classes populaires. C’est vrai, mais c’est également le cas de tous les partis depuis qu’ils se sont tous rangés derrière la construction européenne. Plus personne ne vote en fonction des programmes, puisque tout le monde sait qu’ils ne seront pas appliqués quelque soient les résultats. On vote donc pour une image, une certaine esthétique renvoyée par les partis. Or, à ce compte-là, il est indéniable que la gauche et le macronisme renvoient une image insupportablement libérale-libertaire aux couches populaires, ce qui est moins le cas du RN, plus à l’aise dans une esthétique débonnaire et jovialement franchouillarde, loin du puritanisme castré et castrateur de la gauche, et du macronisme. Quand on a renoncé à faire de la politique, et qu’on ne veut plus être jugé que sur l’image, on n’a que ce que l’on mérite. La réalité est dure, mais salutaire : l’électorat RN est celui qui a objectivement le plus intérêt à une transformation radicale de la société actuelle, et l’électorat macroniste et celui de la gauche, au maintien du statut quo. Ce vote RN est donc la manifestation d’une résistance inconsciente du prolétariat à l’ethos libéral-libertaire qu’on souhaite lui imposer : résistance en grande partie vaine, et seulement symbolique, mais résistance tout de même. La gauche qui a cédé à tout sur ce terrain devrait en prendre acte.

Par ailleurs, nous avons la chance de pouvoir comparer la sociologie du RN avec celle de deux partis authentiquement fascistes : Reconquête en France, et Fratelli d’Itallia de Meloni en Italie. La comparaison va tout de suite permettre de mettre en avant la spécificité du RN. Reconquête a une base électorale trop petite pour être significative, mais on sait qu’en 2022, E. Zemmour a fait 18 % à Versailles, et 17 % dans le très chic XVIe arrondissement parisien : loin de ses 7 % nationaux36 ! Voilà donc un parti avec une sociologie électorale nettement bourgeoise. On découvre d’ailleurs un RN snobé dans ces deux circonscriptions. Car malgré des idées en apparences proches, il est parfaitement évident que la division très profonde entre le RN et Reconquête a été une question de classe : Reconquête a tout de suite assumé ouvertement une politique économique libérale, là où le RN s’est toujours montré, sinon étatiste, du moins plus interventionniste ; Reconquête part de façon hystérique dans des délires sur la « civilisation », concept peu employé par le RN, qui parle plus sobrement de « souveraineté » ou de « sécurité » pour justifier un contrôle des frontières ; enfin, Reconquête s’est rapidement rallié un électorat très catholique et bourgeois, obsédé par les questions sociétales, là où les électeurs et les cadres du RN affichent ostensiblement un agnosticisme tranquille, et se désintéressant parfaitement des questions comme « le mariage pour tous ». Reconquête a donc été une tentative bourgeoise, avec des mesures vraiment fascistes, comme la remigration, de couper l’herbe sous le pied à un RN jugé trop plébéien. Il est parfaitement ahurissant qu’à gauche personne n’ait voulu le noter publiquement alors que la chose crevait les yeux. Là encore, on constate que là où il y a du fascisme, il y a de la bourgeoisie, et là où elle manque, il n’y a pas vraiment de fascisme.

Passons maintenant à l’Italie, terre éruptive et d’expérimentations politiques aussi audacieuses que sans lendemain. Le parti de G. Meloni, Fratelli d’Italia, est capital pour notre démonstration, puisqu’il s’agit d’un parti de masse, donc à la sociologie parfaitement significative et analysable, et qui synthétise parfaitement ce que peut être le fascisme européen : profondément européiste et soumis à la commission européenne, totalement atlantiste sur les questions internationales, – notamment le soutien fanatique à l’Ukraine, la haine de la Chine, et l’accord inconditionnel à la politique israélienne –, et totalement hystérique sur les questions d’identité (européenne, chrétienne, familiale, ect37). Or, que dévoile la sociologie de ce parti authentiquement fasciste38 ? Sans surprise, il s’agit d’un électorat complètement bourgeois, dont les scores montent avec la classe sociale : 10 % chez les plus modestes, 36 % chez les classes aisées, et la progression est linéaire chez les catégories intermédiaires. On a donc ici l’exact opposé de la sociologie de l’électorat du RN, et ses deux plus proches cousins en France au niveau de l’électorat seraient bien plutôt E. Zemmour, et E. Macron. On apprend aussi que la plupart de l’électorat de Meloni provient de celui de Berlusconi : on a donc un recyclage classique de l’électorat de droite chez un parti fasciste39. Or, on ne peut ici que penser au fait qu’en France 47 % de l’électorat sarkozyste de 2012 s’est retrouvé chez Macron en 2022. Dernier élément important de la comparaison italienne : autant en France l’électorat ouvrier s’est retrouvé quasiment monopolisé par le RN, ne laissant aux autres que les miettes, autant l’électorat populaire italien est totalement éclaté, ce qui correspond bien avec le schéma des éléments arriérés d’une classe ouvrière atomisée qui se retrouve à voter pour un parti fasciste. Si l’on prend par exemple le vote de la classe ouvrière italienne, on a : 27 % pour les fascistes de Fratelli d’Italia, 20 % pour la Lega d’extrême-droite, 19 % pour le Parti Démocrate de centre-gauche, et 11 % pour le mouvement 5 étoiles attrape-tout. On a donc un vote assez éclaté, loin des 52 % pour le RN aux mêmes élections en France.

Il faut donc bien comprendre la chose suivante, synthétisable en un syllogisme clair : le parti de Meloni est un parti authentiquement fasciste ; or son arrivée au pouvoir n’a rien changé à la politique italienne ; donc en un sens, la politique dominante, pro-UE, et pro-OTAN, est, au mieux compatible avec le fascisme, au pire carrément fasciste. Ceux qui refusent de voir ce fait sont complices de la montée active du fascisme dans notre société, par le « centre », et les « partis de gouvernement ».

Concluons donc ce tour d’horizon de la base de classe du RN. Il est clair que celui-ci n’a pas la sociologie d’un parti fasciste. S’il devait y avoir un parti en France à la base sociale proche de celle du fascisme, ce serait plutôt le parti Reconquête, ou celui d’E. Macron. En fait, quand on regarde le programme et la sociologie du RN, on a plutôt l’impression d’avoir affaire à un parti qui serait une sorte de « jacobinisme de droite » plutôt que du fascisme : une sorte de nationalisme souverainiste, avec une composante sociale et étatiste, centré autour de valeurs de droite, mais plutôt universaliste40. Bien sûr, son histoire a laissé des traces sur le RN, ce qui rend l’analyse de détail plus nuancée, mais on ne peut certainement pas analyser ces traces comme étant une preuve de fascisme.

Ce qui occulte ce fait à gauche, c’est la survivance oubliée, refoulée, zombie en une sens, de l’analyse trotskiste du fascisme, qui a induit toute une partie des progressistes à mal évaluer la signification de classe du fascisme. Comme le fascisme est un mouvement barbare, on a voulu voir en lui un mouvement arriéré, presque archaïque en un sens : « le fascisme, c’est l’archaïsme technologiquement équipé » dira par exemple le situationniste Guy Debord. Comme si d’ailleurs il n’y avait pas de barbarie moderne, « branchée », ou « chic ». Or, si la fascisme est un mouvement arriéré, il doit s’appuyer sur des classes arriérées historiquement, condamnées à disparaître par l’évolution historique. C’est le sens du jugement de Trotski : le fascisme est un mouvement arriéré, et donc, il s’appuie sur la petite-bourgeoisie traditionnelle, qui se retrouve pris de rage par l’effet de leur déclassement. Comme il le dit lapidairement, « le fascisme s’appuie sur la petite bourgeoisie41 » : la thèse de Trotski n’est pas seulement que la petite-bourgeoisie peut-être une force d’appoint au fascisme (ce qui est vrai), mais qu’elle en est la base sociale principale (ce qui est différent), et donc qu’il aurait principalement à cœur de défendre les intérêts de la petite-bourgeoisie. Dans cette vision de classe du fascisme, le RN aurait un certain potentiel fasciste, du fait des nombreux éléments petits-bourgeois qui y sont effectivement agglomérés. Seulement, si le fascisme est un mouvement arriéré, on a du mal à voir comment il pourrait être l’avant-garde de la lutte contre le prolétariat. Comment expliquer son efficacité destructrice s’il s’appuie sur une classe condamnée par l’Histoire ? Et surtout, comment pourrait-il encore survivre de nos jours si la classe sociale sur laquelle il s’appuierait, la petite-bourgeoisie, avait quasiment disparu en France ? La réponse la plus simple à ces questions, c’est que l’analyse du fascisme par Trotski n’est pas la bonne, mais c’est celle de Dimitrov qui nous en donne la clé. La base sociale du fascisme, ce n’est pas la classe arriérée qu’est la petite-bourgeoisie ; sa base sociale, c’est la classe d’avant-garde parmi toutes dans le capitalisme impérialiste : le capital financier. En 1935, il livrait cette analyse célèbre, souvent citée, mais assez peu comprise : « Le fascisme, c’est le pouvoir du capital financier lui-même. C’est l’organisation de la répression terroriste contre la classe ouvrière et la partie révolutionnaire de la paysannerie et des intellectuels42. » Le fascisme, c’est la domination directe et terroriste de la bourgeoisie financière, c’est le nec plus ultra du développement de la société capitaliste : c’est cela qui explique son rôle d’avant-garde dans la lutte contre le prolétariat, c’est cela qui explique son efficacité et sa dangerosité, et c’est cela qui explique sa persistance, même après le déclin de la petite-bourgeoisie dans l’après-guerre. Le fascisme en son essence n’a pas disparu, il a changé de forme : le pouvoir terroriste du capital financier contre le prolétariat a simplement pris le nom de libéralisme libertaire. Le cœur de l’erreur d’analyse de la gauche, du à ses restes d’analyses trotskistes, c’est de ne pas voir que le danger fasciste prioritaire pour la France, c’est Macron, c’est Glucksman, c’est EELV et Zemmour, bien plus que le RN. C’est eux qui courent le risque d’emmener la France dans tous les conflits de l’UE, et de l’OTAN, c’est eux qui appuient sur tous les thèmes du fascisme contemporain otanisé. Tant que l’on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à la question du fascisme en France.

Car au final, il faut bien comprendre la signification historique du fascisme, car son interprétation sociale-démocrate en a souvent fait une simple question morale : le fascisme, c’est l’horreur, et s’y opposer, c’est être dans le camp du bien, et de la morale. Ce ne fut pas faux historiquement, mais il faut bien comprendre pourquoi, et à défaut, on risque de répéter cette posture morale de façon parfaitement vide, et inadaptée aux circonstances.

Avec le recul que nous donnent les 80 ans de développement de l’impérialisme atlantiste, nous sommes désormais mieux en mesure d’apprécier la signification exacte du rôle du fascisme dans les années 30 et 40. Le fascisme, notamment allemand, italien et japonais, fut une tentative de ces bourgeoisies nationales pour à la fois reprendre la main sur leur prolétariat, et pour défendre leur propre impérialisme national contre les impérialismes concurrents. Le fascisme historique naquit donc à la fin de la période du poly-impérialisme, où tous les impérialismes occidentaux se faisaient concurrence. Or, à partir de 1945, l’impérialisme change de nature, et devient centralisé et unique : c’est la période du mono-impérialisme atlantiste, où l’impérialisme américain règne sans partage, et où les autres impérialistes lui sont strictement subordonnés, et perdent toute autonomie43. Dans ces conditions, le fascisme change de signification historique, et ce qui joue le même rôle social, c’est le libéralisme-libertaire. Le fascisme historique a donc été un phénomène de transition, et ce qui a survécu de lui, ce sont ses éléments libéraux-libertaires44.

Il est donc évident que vu le changement structurel survenu dans l’impérialisme, il est impossible que le fascisme historique du poly-impérialisme revienne à l’identique, avec les mêmes thématiques et les mêmes forces sociales, à l’époque du mono-impérialisme. Croire le contraire revient à participer à une farce, celle de « l’anti-fascisme d’opérette », et à occulter les véritables enjeux. Le but du fascisme, c’est la défense par tous les moyens de l’impérialisme dominant. A notre époque, ce ne peut donc être que la domination du capital financier américain, des institutions supra-nationales comme l’UE, l’OTAN, le FMI ou la BCE. Le fascisme de notre époque ne sera certainement pas nationaliste, mais atlantiste et cosmopolite (ou « européiste », pour faire plus chic) ; il ne sera pas raciste, misogyne, homophobe, ou anti-écolo, mais comme tout le grand capital américain actuel, mondain, chic, et branché, il se dira anti-raciste, féministe, LBGT-friendly et écologiste. Il pourra à l’occasion brandir la défense hystérique de l’identité et de la civilisation occidentale contre les BRICS et autres, mais il préférera toujours le régionalisme à la nation45.

On commence à comprendre un peu mieux le goût de la gauche pour la farce anti-fasciste, et son réflexe désormais pavlovien et anencéphalique à chaque élection : elle jouit de sa propre posture morale, sans se demander quel est son contenu concret. Pour des raisons parfaitement explicables matériellement, le fascisme s’est manifesté une fois historiquement, et la gauche communiste s’est alors retrouvée, de facto, dans une position d’incarner une forme de moralité concrète humaniste contre l’immoralisme fasciste décadent et nietzschéen. Et face à l’horreur fasciste, l’urgence a nécessité de s’allier avec toutes les bonnes volontés, furent-elles aussi crapuleuses que la SFIO d’alors, ou le parti radical. D’où le Front Populaire, version 1936. Mais la gauche, et malheureusement beaucoup de communistes, ont par la suite conservé cette position, parce qu’elle était intellectuellement confortable, et permettait de ne jamais se remettre sérieusement en question : la gauche était le camp du bien, et en face, il y avait le mal. Et dans cette équation, la gauche européiste, la droite libérale, et tout le libéralisme-libertaire étaient finalement lavés de tout pêché. Le salut, c’était de « jouir sans entrave », et tout ce qui avait l’air de faire mine de s’opposer à ce mouvement était damnation. Le plus ironique, c’est que cela bien sûr faisait apparaître le fascisme comme étant quelque chose de sérieux, de structuré, et de discipliné, ce qu’il n’était pas, bien au contraire. Il faut suivre pas à pas l’histoire du nazisme pour voir qu’ils furent les premiers promoteurs d’un « jouir sans entrave » macabre.

On atteint ainsi le sommet du ridicule dans la séquence actuelle, où la gauche, incapable de regarder la réalité en face et de prendre en compte les données élémentaires, peut aller dans des manifestations à l’éthos et la phénoménologie parfaitement libéral-libertaires et pseudo-festives, hurler comme des déments que « la jeunesse emmerde le Front National ! ». Outre que l’appel à la jeunesse comme une force nécessairement bonne est pour le coup parfaitement fasciste, et totalement étrangère au mouvement ouvrier, le slogan révèle que la gauche est prisonnière de son imaginaire. Elle mobilise un imaginaire momifiée, où des vieux, forcément réactionnaires et pas cools, voudraient empêcher des jeunes, forcément progressistes et « branchés », de vivre comme ils le souhaitent. Les vieux castrateurs contre les jeunes jouisseurs en somme, avec le RN dans le premier rôle, et la gauche (et Macron, bien sûr) dans le second rôle. Las, l’image a depuis longtemps cessé de vivre : c’est l’électorat macroniste qui est composé de vieux boomers toujours bloqués dans un mai 68 éternel, tandis que Marine Le Pen caracole en tête dès la tranche d’âge des 25-35 ans, et s’effondre chez les plus de 65 ans46. Les manifestations actuelles ressemblent donc à des manèges abandonnés et sans vie, dans des endroits lugubres, où tournent désormais en rond des statues sans tête, mais qui produisent toujours le même son qu’au temps des grandes foires : « la jeunesse emmerde le Front National ! »…

Cette longue démonstration était nécessaire pour comprendre ce qui va suivre. Cette gauche, qui se sera donnée à fond pour ses places, et pour un soi-disant « combat anti-fasciste », va mourir. Très bientôt. Car lorsque le RN parviendra au pouvoir, et que tout le monde verra que nous ne basculerons pas dans le fascisme hitlérien, que le bruit des bottes ne reviendra pas, que les camps de concentration ne vont pas rouvrir, alors tout ce beau monde va comme s’éveiller d’un rêve. Les masques tomberont, et le roi sera nu. Le RN sera au pouvoir, et tout se passera à peu près comme avant : sur le plan économique, sur le plan social, sur le plan sécuritaire. Comme sous Macron. Comme sous Sarkozy. Comme sous Hollande. Peut-être un peu pire, peut-être un peu mieux, peut-être comme avant : les vrais bouleversements arriveront par les contradictions entre la base sociale du RN, et son programme aminci qu’il ne voudra pas appliquer. Ce qui se seront prêtés à ce spectacle désolant auront à jamais perdu toute crédibilité politique auprès des masses – si tant est qu’ils en aient un jour vraiment eu. Les plus fous continueront le délire sectaire bien sûr. Mais à l’avenir, ce sera une lubie marginale. Pour la première fois, ils sont allés jusqu’à convoquer le fantôme du Front Populaire, et c’est une faute qui ne leur sera pas pardonnée47. On aurait dit qu’ils voulaient à tout prix donner raison à Marx : « la première fois comme une tragédie, la deuxième fois comme une farce…. ».

Quant à ceux qui n’appellent pas à voter pour le « Nouveau Front Populaire », mais qui persistent à qualifier le RN de « fasciste », on voit bien qu’ils ne sont pas sérieux, et qu’ils ne croient pas réellement eux-mêmes au fascisme du RN. Face au fascisme historique et à sa violence de classe, toutes les alliances étaient permises : faut-il rappeler que le PCF de Thorez s’est allié aux bouchers SFIO de la première guerre mondiale, aux frères des assassins de Rosa Luxemburg et de Karl Leibknecht, et aux radicaux qui faisaient quelques années avant tirer sur les ouvriers grévistes ? A côté, un Glucksmann ou un Hollande font figures d’enfants de chœur. Si réellement ils croyaient au danger fasciste, ils se rangeraient derrière eux. Leur contradiction signe leur insincérité à eux-mêmes.

6) Le RN, une impasse nécessaire

Dans ces conditions, il faut envisager le plus froidement possible l’éventualité la plus probable, celle d’une arrivée du RN au pouvoir. Pour commencer, il faut arrêter de jouer à se faire peur avec « l’angoisse du fascisme », et une sorte de fantasme du retour de l’hitlérisme, dans une société qui n’a plus rien à voir – comme si le fascisme était une sorte d’essence démoniaque et cachée, toujours prête à fondre sur nos gentilles sociétés qui n’ont rien demandé à personne. On trouvera une bonne illustration en la personne de l’inénarrable F. Lordon, qui, jamais avare d’une bouffée narcissique, se pense visiblement suffisamment dangereux et important pour le grand capital pour mériter, lui et tous les grands guignols de la gauche, une descente de SA chez lui48. Si seulement le grand capital se pensait menacé pour en arriver à de telles extrémités ! Mais il y a fort à parier que même si c’était le cas, ils laisseront tranquilles les Ruffin, les Corbière et les Lordon : il faut avoir la stature d’un Ernst Thälmann pour mourir à Buchenwald ; et des Thälmann, il n’y en a pas en France en 2024. Que tout le monde dorme sur ses deux oreilles sur ce point49.

Plus sérieusement, l’effet d’un RN au pouvoir dépendra d’un certain nombre de facteurs que seule l’élection déterminera : majorité absolue ? Relative ? Et dans ce cas-là, coalition avec qui ? LR ? Tous ou en partie ? Jusqu’aux députés macronistes rescapés ? Et quel poids aux transfuges de Reconquête ? Tout cela, seuls les rapports de force électoraux le trancheront, et pour l’instant, c’est assez flottant.

On semble néanmoins se diriger vers une sorte « d’union des droites », aux contours indéterminés. Pas de quoi renverser la table : 7 ans de macronisme démentiel, et tout ce cirque, pour reconstituer l’UMP ! Ça valait bien la peine…. Le RN semble donc achever ici son processus de normalisation, et d’affadissement total de ses idées entrepris depuis 10 ans. Les anciens amis ouvertement nostalgiques du fascisme ont été remisés à l’arrière-boutique, ou carrément virés50. Les proposions polémiques ont été abandonnés les unes après les autres51. Les propositions socialement offensives de l’époque de Philipot, sur la nationalisation des banques, la sortie de l’UE, de l’euro, de l’espace Schengen sont toutes de l’histoire passée. On dira que puisque de toute façon les programmes ne sont jamais appliqués, cela ne change pas grand-chose. Pas faux. En tout cas, à regarder le fonctionnement du RN, son programme, et son idéologie, il n’y a plus rien d’un programme de rupture par rapport aux partis centristes dominants, même par la droite52. N’attendons donc point de grands bouleversements dans la répression avec l’arrivée au pouvoir du RN, dans un sens, comme dans l’autre. Il y aura probablement quelques attaques contre les travailleurs d’un côté, mais aussi vraisemblablement des concessions de l’autre, et donc attendre de cet événement un durcissement de la politique de Macron est une chimère. Comme si avec ce fanatique du capital qu’était Macron, la grande bourgeoisie avait besoin de quelqu’un de plus agressif ! On voit mal ce que le RN serait en mesure d’imposer de réactionnaire que Macron ne pourrait faire, voire même n’a déjà fait.

Le première impulsion du RN sera donc de se « méloniser », comme ce qu’à fait G. Meloni en Italie : le parti est d’extrême-droite, mais en tout, politique économique, politique internationale, il fait comme tous les partis de gauche et de droite au pouvoir auparavant. Le RN est donc une impasse en ce sens qu’il ne débouchera sur rien de nouveau.

Seulement, deux éléments risquent de faire exploser en vol ce plan de la bourgeoisie du business as usual, et du « tout va très bien Mme. La Marquise »53.

D’abord, la sociologie électorale du RN, qui, comme nous l’avons vu, n’a rien à voir avec celui de Meloni en Italie : autant celle-ci avait un électorat parfaitement bourgeois, autant celui-ci a un électorat totalement plébéien. Ceci aura quelques conséquences sur la suite. Car en effet, si le RN va tenter dans un premier temps de préserver l’équilibre existant, à savoir, le carcan européen, et la pré-dominance des classes et couches sociales actuellement au pouvoir, rien ne dit qu’il pourra y arriver. Au contraire même : s’il s’enferre dans l’immobilisme, sa base sociale le lui fera payer, et chèrement. Car, ne l’oublions pas, elle l’a montré durant les gilets jaunes, la plèbe est dure à l’ouvrage : elle ne manifeste pas gentiment comme les couches moyennes lib-libs. Ses méthodes sont dures, car la vie lui est dure. Personne, et surtout pas le RN, n’a envie de l’affronter. Or, à avoir autant promis aux catégories populaires, et à se résigner aussi rapidement au statu quo social, le RN prendra le risque de l’embrassement total. Il est aussi possible, que, poussé par sa base populaire, il soit contraint d’essayer d’imposer des compromis à l’oligarchie européiste. Afin de ne serait-ce que survivre politiquement. Mais un Tsipras pourra leur dire : on obtient aucun compromis de ces gens. Toute demande de compromis dans le cadre de l’UE et du carcan atlantiste revient à le faire exploser. Le RN sera pris en étau entre sa base populaire, et la grande bourgeoisie européenne, médiatisée par les institutions communautaires de l’UE, et il y a fort à parier qu’il soit broyé par cette position plus qu’inconfortable. Là encore, tout dépendra de l’ampleur de sa victoire aux législatives : avec une majorité absolue, le processus s’accélérera ; dans le cas d’une majorité relative, il sera ralenti. Quoiqu’il en soit, l’arrivée du RN au pouvoir ne sera pas semblable à celle de Meloni : car s’il ne s’est rien passé quand cette dernière a abdiqué sur tous ses thèmes, c’est que son électorat, bourgeois, avait déjà voté pour être trahi54. Ce ne sera pas le cas de celui du RN, beaucoup plus plébéien comme nous l’avons vu.

Le deuxième élément à prendre en compte, et qui viendra percuter le scénario d’une continuité bien tranquille, c’est la situation économique et financière de l’État que le RN a à diriger. La dette est colossale, et, si l’État veut continuer à emprunter, il y a tout à parier pour qu’il soit contraint par les marchés financiers d’imposer des cures d’austérité sans précédent. A supposer même qu’il veuille appliquer son programme, le RN ne le pourra pas sans renverser la table de l’économie dominante, et il est peu probable qu’il le fasse. Le RN va donc se trouver dans une situation inédite de chaos social, avec un pays ingouvernable, et un État au bord de la faillite. On voit mal comment les choses pourraient rester en l’état, et dans un doucereux statu quo. D’autant que si l’on suit les mouvements sur les marchés financiers, les menaces contre le RN ont déjà commencées55 : si le RN tente quoi que ce soit contre l’UE, le marché des obligations de la France sera attaqué, et nous nous retrouverions dans la même situation que la Grèce en 2010. On ne s’attaque pas impunément à ces puissances, et si on le fait, il faut en avoir les épaules, ce que n’a pas le RN.

Tout ceci provoquera des désillusions massives chez beaucoup de gens : désillusion des classes populaires qui auront porté le RN au pouvoir, et désillusion des couches moyennes de gauche, de plus en plus paupérisées, qui auront cru au « front anti-fasciste » qu’on leur aura vendu. L’impasse du RN est donc une étape nécessaire pour tout le monde, afin de perdre ses illusions, et de passer enfin à autre chose. En l’état actuel des choses, il n’y a pas d’autres chemins, à part un tour de piste de macronisme supplémentaire, ou un grand guignol de l’union de la gauche, mais qui ne changeront rien à la situation présente, et ne feraient que ralentir l’Histoire, et nous faire retomber, dans quelques mois, ou années, exactement au même point, mais en pire. Nous avons déjà assez perdu de temps. Le RN est une impasse, mais c’est une impasse nécessaire.

D’autant que la peur du fascisme liée à une arrivée du RN au pouvoir est solidaire d’une confusion regrettable : celle entre anomie et comportement déviant des individus d’un côté, et politique globale fasciste de l’autre. Il est certain que l’arrivée du RN au pouvoir augmenterait les actes agressifs et déviants de beaucoup d’individus, y compris de fonctionnaires, et de groupuscules, qui se sentiraient plus autorisés à « se lâcher », et qu’ils seraient moins sanctionnés. Seulement, on ne veut pas voir que, premièrement, l’augmentation de l’anomie est déjà présente sous le macronisme, et, deuxièmement, que l’anomie ne fait pas le fascisme à elle seule, même si elle peut en être un facteur. Car le RN sera probablement pris dans une contradiction face à ces initiatives individuelles. D’un côté, il les aura objectivement encouragées par sa rhétorique, et les passions qu’elle mobilise. De l’autre, ce sera plus l’appareil d’État qui contrôlera le RN que l’inverse, et celui-ci, toujours soucieux de préserver le statu quo politique dans un conservatisme inébranlable, sera certainement facteur d’inertie. On voit donc que l’arrivée du RN au pouvoir serait facteur d’anomie, et de ce que nous avons nommé en introduction, anarchie, et nous verrons en conclusion quels effets objectifs elle produira.

De plus, il ne faut pas négliger un facteur psycho-idéologique, que nous appellerions « le prisme des étiquettes ». Si Macron a pu aller aussi loin dans la violence de classe, y compris physique, c’est bien parce qu’il était perçu par les médias et la masse de la population comme « centriste » et « modéré », jeune, dynamique, et « branché ». La force du préjugé qui le frappait lui a servi de blanc-seing à toutes ses ignominies. Qu’importent les images atroces de répression des Gilets Jaunes : pour tout le monde, il était le « modéré raisonnable », celui qui en 2017 nous avait sauvé du fascisme ; comment dans ces conditions imaginer qu’il puisse lui-même être un fasciste tortionnaire et sanguinaire ? C’était impossible, donc ça n’existait pas. Autrement dit : le fait de ne pas avoir été perçu comme fasciste a permis à E. Macron d’exercer une violence de classe en toute impunité, ce qui lui aurait été assurément impossible en cas contraire. Le fait s’est vérifié lors des derniers mandats de gouvernements « de gauche » (ceux de Jospin, et de Hollande) : ils ont pu aller beaucoup plus loin, par exemple en matière de restriction budgétaire, et même souvent de thématique identitaire, que la droite chiraquienne et sarkozyste, car ils étaient d’avance lavés de tout soupçon, étant perçus comme « de gauche ».

Ainsi, tout porte à croire qu’un mandat RN commencerait et se déroulerait sous haute surveillance, chacun étant à l’affût de la moindre de trace de « fascisme », réel ou supposé, pour hurler au loup et jouer à se faire peur. La pression idéologique et médiatique serait donc plus paradoxalement grande sur un gouvernement RN que sous Macron. Or, on sait depuis Lénine que les capitalistes ne peuvent jamais gouverner en ignorant totalement l’opinion publique, et l’image qu’ils renvoient. L’ironie est donc piquante : il n’est pas du tout impossible que le fait que le RN soit d’extrême-droite aux yeux de tous le tempère dans son action de répression par rapport à celle de Macron ! La croyance dans des catégories vidées de toute substance de classe aura ainsi fait plus qu’aveugler la gauche.

Le seul domaine où l’arrivée du RN au pouvoir pourrait phénoménologiquement imprimer sa marque particulière serait la politique culturelle. Et objectivement, vu ce qu’est devenue celle-ci ces 40 dernières années, on se surprend à penser que cela ne serait pas plus mal. L’exclusion des mangas du « Pass culture » aura beau faire hurler les relativistes et les bourdieusiens de tout poil, toujours plus prompts à vouloir imposer One Piece que Balzac aux couches populaires, on aura du mal à voir cela comme une régression. Idem pour une éventuelle privatisation de l’audiovisuel public : qui est encore assez aveugle pour croire que celui-ci propose des programmes culturels de haut niveau, et une indépendance politique et idéologique suffisamment importantes, pour qu’un passage dans les mains des intérêts privés le vide de sa substance, et soit un terrible drame ? Vu les bêtises qu’on y produit, on se surprend à penser que l’initiative serait salutaire.

Et on pourrait continuer la liste longtemps. La gauche y verra matière à hurler au « fascisme », cela ne paraîtra pas bien sérieux. Et si l’État français arrêtait de subventionner au passage quelques spectacles de théâtre avec des comédiens tout nus sur scène, pourquoi pas56

7) Les deux voies vers l’anarchie

Après l’exposé de ces quelques éléments, on comprend alors pourquoi nous allons vers une anarchie, au sens étymologique du terme, d’une absence de gouvernance, et que celle-ci est annoncée et totalement prévisible. Et ceci est tellement vrai qu’il est a peine voilé que les trois forces en concurrence ne veulent pas gagner ces élections : ni le RN, ni les macronistes, ni la gauche ne veut réellement les gagner, car il s’agirait d’un cadeau empoisonné.

A partir de maintenant, il existe cependant deux voies distinctes qui pourraient nous mener vers l’anarchie.

Soit le RN trahira sa base sociale une fois au pouvoir, et appliquera les cures d’austérités européistes avec détermination. Le pays risque alors une explosion sociale sans précédente. Ce pourrait être aussi à l’occasion d’une soumission à l’UE. Avec la base sociale du RN que nous avons décrit, imagine-t-on sérieusement un J. Bardella arriver à l’Assemblée, et dire, comme l’a fait Meloni57, que « la France a besoin de l’immigration », sans qu’il ne se passe rien ? La colère de classe serait gigantesque, et moins tranquille qu’en Italie. On pourrait alors voir les deux parties de l’électorat du RN s’affronter dans une violence sans nom : les forces de l’ordre, éventuellement blanchies d’avance par des lois prévues par le RN comme indiqué dans son programme58, et les classes populaires blanches et rurales, qui manifesteront leur mécontentement, et seront alors brutalement réprimées. De cette affrontement, nul ne peut prédire ce qui sortirait, à part une anarchie généralisée.

Soit, pour une raison inconnue (peut-être simplement pour survivre physiquement ?), le RN devra tout de même satisfaire sa base sociale, et sera contraint d’enfoncer certains pans du carcan européen. Peut-être même tiendra-t-il dur sur certains points, et en cherchant à imposer un compromis, il causera malgré lui une fêlure dans ce carcan, et ouvrira la boite de Pandore qui renversera toute la table. Mais là encore, vu le caractère non-voulu par le RN de cette situation, il ne saura absolument pas la gérer, et ce serait un autre type d’anarchie qui s’instaurerait. Quoi qu’il en soit, l’apaisement et la stabilité sont très loin devant nous. Et tant mieux : les Dioclétiens attendront.

Le lecteur qui aura suivi jusqu’ici le raisonnement aura par ailleurs compris qu’à court terme, peut-être quelques mois, peut-être deux ans, toutes les forces politiques majeures qui composent notre paysage politique auront disparu dans la tempête qui s’annonce, ou en tout cas, seront reconfigurées au point d’être devenues méconnaissables. Le macronisme est déjà mort, la gauche ne survivra pas à son propre mensonge et au mur de la réalité, et le RN à ses contradictions que l’exercice du pouvoir révélera au grand jour. Les vieux loups de mer de la politique que sont Mélenchon et Le Pen l’ont déjà obscurément compris, et se tiennent à distance de tous ces événements59. Peut-être même abandonneront-ils leurs partis avant qu’ils soient décrédibilisés, pour essayer de revenir plus tard, et de jouer la carte de l’homme ou de la femme présidentielle. En tout cas, c’est une page qui se tourne.

Peu importe donc la distribution actuelle des cartes, puisque tout sera rebattu très vite. Que les communistes ne se chagrinent donc pas trop d’être insignifiants à l’heure actuelle, car une fois les illusions balayées, il y aura du temps pour la clarté. Pour l’instant, il fait un peu trop sombre pour les yeux de nos contemporains.

1 Notamment dans Histoire de la Rome antique : les armes et les mots ; et Les Divins Césars

2 Cf. Annie Lacroix-Riz,Aux origines du carcan européen (1900-1960): La France sous influence allemande et amérciane, éd. Delga

3 Voir Néo-fascisme et idéologie du désir et Le capitalisme de la séduction

4 Dans le livre du même nom, La destruction de la raison

5 http://jrcf.over-blog.org/2020/04/la-chute-du-mur-de-berlin-acte-ii-introduction.html

http://jrcf.over-blog.org/2020/04/la-chute-du-mur-de-berlin-acte-ii.html

http://jrcf.over-blog.org/2020/04/la-chute-du-mur-de-berlin-acte-ii-crise-geopolitique-et-des-politiques-nationales.html

http://jrcf.over-blog.org/2020/04/la-chute-du-mur-de-berlin-acte-ii-que-faire.html

6 La destruction de l’industrie allemande par cette décision absurde n’a pas été beaucoup relevée en France, et aura très certainement des conséquences incalculables.

7 https://www.ifop.com/publication/le-modele-etato-consumeriste-la-france-dans-limpasse/

8 Par exemple, dès novembre 2023 : https://actu.fr/politique/apres-la-loi-immigration-une-dissolution-de-l-assemblee-nationale-voici-ce-qu-elle-impliquerait_60446379.html

9 La liste Aubry aura ainsi réussi à gagner 1 millions de voix en nombre absolu par rapport à 2019, sur une élection qui d’habitude ne réussit pas trop à LFI.

10 Aussi divers que Anice Lajnef, Olivier Berruyer, Charles Gave ou encore Jérôme Fourquet. Par exemple : https://www.youtube.com/watch?v=Dl4EC9qT6ZA&t=1139s

11 Au point que la Commission européenne ne se cache même plus de vouloir mettre la France sous la tutelle de la « Troïka (BCE, FMI, et la-dite Commission) : https://x.com/le_Parisien/status/1803150827386773909

12 https://fr.statista.com/statistiques/1302004/resultats-premier-tour-presidentielles-2022-age/

https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/details/40_SOC/41_SVE/41C_Figure3

13 https://www.lefigaro.fr/elections/legislatives/legislatives-d-apres-la-projection-des-europeennes-les-macronistes-et-lr-menaces-de-disparition-20240612

14 Sauf éventuellement coup de force majeure, comme une activation de l’article 16 de la constitution : https://www.europe1.fr/politique/europe-1-vous-revele-en-cas-de-debordements-apres-les-elections-le-emmanuel-macron-pourrait-activer-larticle-16-de-la-constitution-4253775

15 Fait révélateur, G. Darmanin et B. Lemaire semblent déjà anticiper la fin de leurs mandats, quelques soient les résultats : https://x.com/Mediavenir/status/1804115345571004497

https://www.leparisien.fr/elections/legislatives/legislatives-anticipees-bruno-le-maire-vers-la-fin-dun-septennat-a-bercy-21-06-2024-6QDREJF6XRHY7P5ZBHP3GUFQJM.php

16 https://www.youtube.com/watch?v=fTR31COer0M&t=1434s

17 https://www.les-crises.fr/dossier/aventures-raphy/

18 https://www.marianne.net/politique/gauche/conseiller-de-saakachvili-et-negos-sur-les-armes-georgie-ukraine-glucksmann-epoque-consultant-en-revolution

19 https://www.lorientlejour.com/article/448237/L%2527ancien_ministre_Ghassan_Salame_plancherait_sur_une_Constitution_calquee_sur_celle_de_Taef_Une_formule_a_la_libanaise_pour_gouverner_l%2527Irak_.html

20 https://www.college-de-france.fr/media/dominique-kerouedan/UPL4952127859254629455_Ghassan_Salam__.pdf

21 https://www.lemonde.fr/politique/article/2024/06/14/ce-que-contient-le-programme-du-nouveau-front-populaire-pour-les-elections-legislatives_6239928_823448.html

22 https://x.com/edwyplenel/status/1801240812979728448

23 Lettre à Joseph Bloch, 21-22 septembre 1890

24 Ainsi, sur la différence capitale en genèse et Histoire, voir Histoire et conscience de classe de Lukács (p. 200 éd. Minuit)

25 Faut-il rappeler qu’en Allemagne, le SPD actuel à été fondé par Engels, et que le très social-traître Parti Démocrate italien est un descendant du Parti Communiste Italien de Gramsci ? Là encore, pauvre Engels et pauvre Gramsci !

26 Science de la Logique, II : « Il faut que l’essence apparaisse » (p. 115, éd. Vrin). Cessons donc de chercher des essences cachées en politique !

27 Ainsi, on aurait du mal à comprendre qu’un parti fasciste soit autant à l’arrière-garde de la réaction internationale, et fait plus que traîner des pieds pour mener les guerres impérialistes à la Russie, et à la Chine. Certains seront en effet peut-être surpris de constater que le RN n’est pas un parti particulièrement belliciste envers la Chine, comme montré ici : https://www.lexpress.fr/politique/rn/marine-le-pen-ses-troubles-liaisons-avec-la-chine_2182198.html Le fascisme est l’avant-garde de la réaction, ou il n’est pas.

28 https://www.lemonde.fr/archives/article/1976/06/15/puisse-le-temps-faire-que-le-souvenir-de-petain-s-identifie-a-celui-qu-en-gardent-les-combattants-declare-m-giscard-d-estaing_3144740_1819218.html

29 https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Mitterrand_pendant_la_Seconde_Guerre_mondiale

30https://www.insee.fr/fr/statistiques/2861345

31 Pourquoi les pays de l’Est, la RDA par exemple avec le mur de Berlin, interdisaient-elles l’émigration ? Pour ne pas que le socialisme forme gratis des médecins et des informaticiens qui iront ensuite se vendre à prix d’or à l’Ouest pardi !

32 Le rapport entre développement civilisationnel et arriération anthropologique est moins binaire qu’on ne le pense d’habitude. Cette dernière en effet, comme l’avaient très bien montré Engels et E. Todd, est parfois en réalité le résultat d’un long processus de développement civilisationnel (comme dans le monde arabo-musulman, en Chine, ou en Inde), – ce qui explique d’ailleurs la difficulté à la surmonter, surtout si, comme pour la bourgeoisie coloniale et immigrée, cette arriération anthropologique retrouve une seconde jeunesse dans le capitalisme et la société civile, ce « règne animal de l’Esprit » comme l’avait formulé Hegel de façon magistrale. On peut ici penser à la survivance du phénomène de castes chez les indiens de la Silicone Valley, ou au goût des rapports féodaux interpersonnels dans l’entreprise capitaliste moderne, ou dans l’administration, chez l’ancienne bourgeoisie de l’empire colonial. Il y a donc clairement une dialectique entre civilisation et arriération, qui explique d’ailleurs l’arriération anthropologique sincère dans la civilisation économique.

33 https://www.ipsos.com/fr-fr/presidentielle-2022/1er-tour-abstentionnistes-sociologie-electorat

34 La haute bourgeoisie étant trop peu nombreuse pour être représentée dans des enquêtes de vote, le moyen le plus sûr de repérer ses orientations politiques consiste à suivre la couche sociale qui lui est la plus inféodé idéologiquement : les cadres. Si vous voulez savoir où sont les maîtres, suivez les attroupement de valets.

35 https://www.bfmtv.com/politique/elections/europeennes/resultats-europeennes-2024-categorie-socio-professionnelle-age-comment-ont-vote-les-francais_AV-202406090467.html

36 https://actu.fr/ile-de-france/paris_75056/presidentielle-eric-zemmour-place-deuxieme-au-premier-tour-dans-le-16eme-arrondissement-de-paris_50072115.html

https://actu.fr/ile-de-france/versailles_78646/presidentielle-2022-a-versailles-la-percee-de-zemmour-et-melenchon_50118670.html

37 Démonstration par l’exemple : https://www.youtube.com/watch?v=Lh9AMSW_JM0

38 https://cise.luiss.it/cise/2024/06/10/chi-ha-votato-chi-gruppi-sociali-e-voto/

39 https://legrandcontinent.eu/fr/2022/09/22/comment-se-structure-lelectorat-italien-16-cartes-34-graphiques/

40 E. Todd en son temps, dans Qui est Charlie ?, avait théorisé la différence entre la « xénophobie universaliste », qui serait plutôt celle du RN (j’ai une animosité envers l’étranger car je pense qu’il est au fond mon égal) et la « xénophobie différentialiste », plus anglo-saxonne d’origine, et qui serait plus celle de Reconquête (j’ai une animosité envers l’autre car je pense qu’il n’est pas mon égal). En lien avec cette hypothèse, il avait par ailleurs noté que les régions de France où l’on vote aujourd’hui le plus RN sont les régions qui ont historiquement fait la Révolution française, et ont été déchristianisés tôt. A l’inverse, le vote Macron est hégémonique dans les régions qui ont combattu la Révolution française. Cette inconscient historique et anthropologique correspond bien au caractère hybride de « jacobinisme de droite » du RN que nous avons identifié. Et qui sera surpris de l’anthropologie contre-révolutionnaire du macronisme ?

41 https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1932/01/320127c.htm

42 Discours au 7ème congrès de l’Internationale communiste, août 1935.

43 Là dessus, voir la très belle fresque récente de Annie Lacroix-Riz, dans Les origines du Plan Marshall

44 Des travaux récents ont montés ces aspects très libéraux-libertaires du nazisme, comme par exemple l’excellent Libres d’obéir de J. Chapoutot. Pour une démonstration visuelle, le film soviétique Requiem pour un massacre montre bien cet aspect désorganisé et libéral-libertaire dans l’ethos nazi sur le front de l’Est.

45 On a ainsi pu noter que les régions qui votaient le plus RN en France étaient celles avec le moins d’identité locale régionale, et celles pour lesquelles le cadre national est primordial, car il n’y en a pas d’autre. Quant à sait à quel point le pétainisme était lié au régionalisme, le retournement est piquant ! cf. https://www.youtube.com/watch?v=SKrpeAlH05w, à partir de 39’’

46 https://fr.statista.com/statistiques/1302004/resultats-premier-tour-presidentielles-2022-age/ : le cas des 18-24 ans est significatif, même si le RN fait un score non négligeable chez eux. Très influencés par l’idéologie lib-lib et européiste que l’éducation leur a mis dans la tête, ils se jettent dans la vie avec la ferme intention de « jouir sans entrave », et se retrouvent, bien naturellement, en masse chez Mélenchon et Macron. Mais la dure et salutaire école du travail les rappelle à la réalité, et qu’ils sont nés trop tard pour le rêve lib-lib, et changent dès 25 ans leur fusil d’épaule. On est pas sérieux quand on a 17 ans.

47 Sur le caractère parfaitement artificiel de la tentative, et sur la conscience qu’en convoquant ce moment, on franchissait une ligne rouge symbolique, voir cet petit extrait : https://x.com/ensocieteftv/status/1802394556857553339?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAAR1SjJl0g2dwYOUJ9vL8Akv6lT8WcM7bqVSXAfXmu-GRgMIh1XbRFcBM3k4_aem_hC57k7bnnlMo0y4i0usrTA

48 https://blog.mondediplo.net/sale-tartine : Lénine convoqué pour cette farce, on préfère en rire.

49 Saluons ici cet article de Unité communiste, qui, dans le délire ambiant, a le mérite de rappeler à tout le monde que l’instauration du fascisme dans un pays qui ne connaît pas de mouvement révolutionnaire serait un non-sens, et un processus aussi absurde qu’une montée sans descente : https://unitecommuniste.fr/non-classe/que-faire-le-30-juin/?fbclid=IwZXh0bgNhZW0CMTAAAR1YHJ_mpI_nBIVBB-CBXMslvr9j0ua-cxzkUq714slr5rmx0BmTofpZ-uw_aem_RODXzYsV8H03Gdoh7-kXzg

50 Pour exemple, les frasques du parti avec Serge Ayoub commencent à remonter, et les liens avec Frédéric Chatillon se sont plus que distendus au fil du temps.

51 Pensons par exemple à la bévue de Chenu sur les binationaux, ou la position sur le voile : https://www.laprovence.com/article/politique/60950216911925/le-rn-sebastien-chenu-parle-de-supprimer-la-double-nationalite-une-idee-abandonnee-depuis-2-ans-par-le-pen

https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2022/article/2022/04/18/presidentielle-2022-marine-le-pen-n-assume-plus-de-vouloir-interdire-le-port-du-voile_6122581_6059010.html

52 Même sur l’immigration : Bardella, s’emmêlant les pinceaux et ne comprenant rien à ce que lui dit une auditrice de nationalité étrangère, invente en direct la catégorie de « français de nationalité étrangère » (?!?). Le garçon est à deux doigts de réinventer la constitution jacobine de 1793, qui octroyait la nationalité français après avoir travaillé un an sur le territoire national !

53 Plus lucide que bien des « marxistes » sur ce point, la grande bourgeoisie, par l’entremise de la BCE et de la Commission européenne, semble déjà entrapercevoir cette possibilité, et d’essayer de la conjurer, en projetant de mettre d’avance la France sous tutelle de la Troïka, ou de l’article 16, voire même (soyons fous !), les deux à la fois : Bardella n’aura peut-être même pas « l’honneur » d’être un Tsipras, et d’avoir l’occasion de trahir !

54 De façon intéressante, Lordon sent confusément ce fait dans le billet déjà cité, mais, conformément à son orientation petite-bourgeoise et gauchiste, il se fait à lui-même une frayeur en imaginant un RN nazi, face à une Meloni apprivoisée. C’est une déformation, mais une déformation logique, puisque Lordon sent bien que le prolétariat qui aura mis le RN au pouvoir ne se laissera pas faire par l’UE. Visiblement, cette perspective le terrorise. Nous non.

55 https://www.youtube.com/watch?v=nAa0FvRAvBI

56 Situation authentiquement vécue avec des élèves au sein de l’Éducation nationale…

57 https://x.com/RobertoAvventu2/status/1778833795816313236?t=1JAeyDwEax-C8bc5lphEWQ&s=19

58 C’est clairement la mesure la plus fasciste du programme du RN : https://www.marianne.net/agora/humeurs/le-rn-et-sa-presomption-de-legitime-defense-pour-les-policiers-ni-plus-ni-moins-quun-permis-de-tuer

59 L’observateur attentif aura par ailleurs noté la symétrie de leur attitude : pas d’opposition aux unions dans leur camp, mais aucune implication.