Article paru dans la revue Les Temps modernes n°299-300, juin 1971
Au début de l’année 1968, un critique, traitant
de la théorie situationniste, évoquait, en se moquant, une « petite
lueur qui se promène vaguement de Copenhague à New York ». Hélas, la
petite lueur est devenue, la même année, un incendie, qui a surgi dans
toutes les citadelles du vieux monde. A Paris, à Prague, à Rome, à
Mexico et ailleurs, la flambée a ressuscité la poésie, la passion de la
vie dans un monde de fantômes. Et beaucoup de ceux qui, alors, ont
refusé le sort qui leur était fait, la mort sournoise qui leur était
infligée tous les matins de la vie, beaucoup de ceux-là – jeunes
ouvriers, jeunes délinquants, étudiants, intellectuels – étaient
situationnistes sans le savoir ou le sachant à peine.
Une fois le feu apparemment éteint, les sociologues et autres
futurologues d’État se sont efforcés, comme on exorcise une grande peur,
de rechercher les origines du printemps 1968. Ils n’ont récolté que des
miettes de vérité, autrement dit des parcelles de mensonge. N’importe
quel blouson noir rebelle en savait beaucoup plus sur la révolution de
mai. Les distingués penseurs n’ont pas songé à se référer aux écrits de
l’Internationale situationniste, que ce soit la revue ainsi intitulée –
dont le premier numéro date de 1958 – ou les essais de Debord et
Vaneigem [1].
Les professionnels de la culture auraient, peut-être, découvert qu’en
mai « le mouvement réel » de l’histoire a coïncidé avec « sa propre
théorie inconnue », ou encore que se sont rejointes, en ce printemps,
les armes de la critique et la critique des armes.
Les penseurs du vieux monde se seraient, peut-être, aperçus que les
situationnistes avaient repéré, depuis longtemps, le cheminement de « la
vieille taupe vers le jour », vers ce « lever de soleil qui, dans un
éclair, dessine en une fois la forme du nouveau monde ».
Quelques idéologues ont, cependant, jeté un coup d’œil sur les écrits
des situationnistes. Et ils ont tenté de ranger ces irréductibles sous
l’étiquette de l’utopie. Je veux bien qu’on parle d’utopie, du moins si
on entend par là le projet d’une révolution qui ne s’est réalisée encore
en aucun lieu, en aucune époque. Mais si on désigne ainsi quelque
chimère, cela prouve une fois de plus que les idéologues de la
bourgeoisie n’apprennent, ne retiennent rien de l’histoire. Ou ce sont
des myopes et amnésiques invétérés, ou d’habiles serviteurs du pouvoir,
qui ont voulu neutraliser le danger, en lui donnant, sous le label de la
prophétie, une place dans le grand « show » des marchandises et autres
momies de la culture.
Mais la pensée de l’internationale situationniste agit comme un
révélateur dans les étouffoirs, les cimetières de la fausse conscience ;
dans cette pensée, vont se retrouver ou se reconnaissent déjà tous ceux
qui refusaient, à tâtons, d’ensevelir leur volonté de vivre, ceux qui
percevaient, en silence, la vérité de leur vie, sous le masque
anesthésique et mensonger des idéologies. Les situationnistes ont dégagé
la théorie du mouvement souterrain qui travaille l’époque moderne.
Alors que les pseudo-héritiers du marxisme oubliaient, dans un monde
bouffi de positivité, la part du négatif, et du même coup mettaient la
dialectique chez l’antiquaire, les situationnistes annonçaient la
résurgence de ce même négatif et discernaient la réalité de cette même
dialectique, dont ils retrouvaient le langage, « le style
insurrectionnel » (Debord).
Dès 1958 – alors que « la gauche » était tout occupée et fascinée par
le lancement publicitaire d’un général anachronique, dernier avatar
d’un héroïsme caricatural – les situationnistes ont commencé de formuler
– à partir de Fourier, de Hegel, de Marx, en même temps que des
« grands négateurs », Sade et Lautréamont notamment – une critique
radicale et unitaire de la totalité moderne, et n’ont cessé, depuis
lors, de dévoiler le visage nouveau du pouvoir dans l’idéologie, la
culture, l’urbanisme, la vie quotidienne et ses dimanches moroses.
Ayant colonisé la production, le capitalisme a dû, pour assurer son
développement, coloniser la consommation. La totalité de la vie a été
soumise à la dictature de l’économie politique. « L’économie transforme
le monde mais le transforme seulement en monde de l’économie » (Debord).
Le temps du loisir est devenu un temps-marchandise comme le temps du
travail. Le prolétaire, naguère méprisé, a été promu
citoyen-consommateur. Le mépris n’a pas disparu. Il a cessé de parader.
L’économie doit imposer, sans relâche, et hâter, sans trêve, la
consumation des marchandises qu’elle produit. La vérité de l’économie
est tautologique. Elle se répète indéfiniment elle-même, n’ayant d’autre
visée que le développement de soi, dans une identité toujours
recommencée. Elle impose comme une loi sacrée le forcing dans l’achat,
et l’achat lui-même tient lieu de prière dans « les supermarkets géants,
ces temples » de la modernité (Debord).
Le capitalisme, sous peine de mort, ne peut s’arrêter de séduire. Il
lui faut sans répit recommencer la toilette des marchandises. Les
parures de la marchandise composent le spectacle : le miroir aux
alouettes, où se perdent les sujets de l’histoire. « Le spectacle est à
la fois le résultat et le projet du mode de production » (Debord).
L’économie fait sans fin l’éloge de soi. « Le spectacle ce chante pas
les hommes et leurs armes, mais les marchandises et leurs passions »
(Debord). Il instaure la domination totalitaire du quantitatif, mais se
travestit en faux qualitatif, en qualité fantomatique. L’apologie des
marchandises déguise la pauvreté, la banalité en fausse nouveauté.
Empire de l’apparence et du mensonge, domaine de l’inauthentique, le
spectacle suscite les besoins factices que réclame le foisonnement des
marchandises. Les nécessités de la survie – désormais satisfaites par le
développement technique – sont accrues sans cesse par l’idéologie du
spectacle. L’essentiel est de consommer, non pas ce qui est consommé. Le
gadget résume la logique de l’économie moderne. Peu importe sa valeur
d’usage, l’essentiel étant sa valeur d’échange : le gadget, c’est un
néant sous le déguisement de l’être. Il tient lieu d’un trophée dans la
mystique de la marchandise. « Celui qui collectionne les porte-clés…
accumule les indulgences de la marchandise » (Debord), il
témoigne de « sa présence parmi les fidèles », ainsi que de « son
intimité » avec la Chose. La Chose règne sur tous les domaines de la
vie. Le fétichisme de la marchandise est le somnifère de la société
moderne.
L’idéologie dominante a enfermé la valeur ontologique dans l’avoir en
tant que support du paraître. « Le spectacle constitue le modèle de la
vie » (Debord). L’acheteur reçoit, avec l’objet qu’il acquiert un rôle à
tenir, « une idéologie portative », « une vision du monde en solde »
(Vaneigem).
Chacun s’aliène dans les rôles indiqués par le discours anonyme de la
Chose. Le vécu se sacrifie dans le rôle ; « le rôle s’incruste dans le
vécu » (Vaneigem). Le spectacle est l’envoûtement de la société moderne.
Chacun subit le règne de la fantasmagorie. Les aliénés sociaux, comme
les aliénés mentaux, se perdent, s’oublient dans un personnage. Le capitalisme nous vend la folie, en prêt-à-porter.
Ce que manifeste le monde, c’est l’absence de subjectivité ; ce qui
se représente, sous un travesti, c’est l’histoire abstraite des choses.
L’économie cannibale est abstraite, en ce sens qu’elle agit comme pouvoir séparé, autonome. Elle exclut l’homme de soi-même, en l’incluant dans le rôle ; elle le tire hors de soi, le réifie.
« L’extériorité du spectacle par rapport à l’homme… apparaît en ce que
ses gestes ne sont plus à lui mais à un autre qui les lui représente »
(Debord). L’extériorité de la Chose s’inscrit dans l’intériorité du
sujet et le sépare de soi : le séduit au sens étymologique.
Fêlé, morcelé, mutilé, chacun se trouve dépris de soi-même, exilé de sa
vie la plus intime, « exproprié de sa peau » (Vaneigem), absent à soi et
au monde. L’économie se révèle comme un gigantesque hold-up de la vie.
Le spectacle recèle, en lui, « l’essence de tout système idéologique :
l’appauvrissement, l’asservissement et la négation de la vie réelle »
(Debord). Le spectacle, c’est la vie à l’envers : notre pâle mort
quotidienne.
L’urbanisme se dévoile comme la « technique même de la séparation »
(Debord). Les citadins subissent, dans l’isolement, le pouvoir anonyme
de l’économie. Chaque soir, les solitudes se closent sur elles-mêmes
dans le désert des villes. Et le matin, recommence le triste voyage des
foules taciturnes. La domination du quantitatif nous change en
hommes-sandwiches, en hommes- marchandises : les objets ne communiquent
pas. Seul le qualitatif instaure l’unité de l’homme avec soi, avec le
monde, avec les autres.
Les villes, les vies se décomposent en espaces, en temps morts,
identiques et mornes. Le temps de la vie s’efface dans le temps mort des
choses. Regardez les visages hâtifs, angoissés, éperdus des somnambules
qui hantent les nécropoles de la marchandise : ils reflètent, à
certains moments, la même indifférence que les choses. Une sénilité
précoce atteint les esclaves de l’époque moderne, qui fusent, se consument à suivre la course aveugle
de l’économie. Comment ne pas vieillir avant l’âge, quand on ne cesse
de se plier, se conformer à ce qui n’est pas soi ? Sous le règne du
quantitatif, du répétitif, on ne croise que des regards absents de la
même absence que les choses.
Le spectacle « est le soleil qui ne se couche jamais sur l’empire de
la passivité moderne » (Debord). « L’ennemi numéro UN » du pouvoir,
« c’est la créativité » (Vaneigem). La spontanéité du vécu apparaît
comme « le premier foyer de guérilla ». Aussi « les interdits cernent le
vécu de toutes parts, le refoulent, l’incitent à se changer en rôle »
(Vaneigem). La loi du pouvoir hiérarchisé s’intériorise en œil
inquisiteur, en surmoi castrateur. Les forces de l’Eros sont
domestiquées, dévoyées. Les hommes dérobent quelquefois des moments
furtifs de vraie vie, des amours hâtives. Chacun, alors, se réunit à
soi-même, aux autres, au monde. Mais les policiers de l’inconscient
veillent et chargent d’angoisse le souvenir des trêves heureuses.
« L’aube où se dénouent les étreintes est pareille à l’aube où meurent
les révolutionnaires » (Vaneigem). L’ombre du châtiment pèse sur qui a
disposé de l’emploi de son temps. La colonie du spectacle est une
colonie pénitentiaire.
« Assassinés lentement dans les abattoirs du travail » (Vaneigem),
les hommes changent de visage, à la sortie, mais c’est encore un visage
de mort. Menacé par l’envahissement de la Chose, traqué, agressé de tous
côtés, à tous moments, chacun survit dans « la rancœur de n’être jamais
soi » (Vaneigem).
La bourgeoisie subit, elle aussi, la domination de la marchandise. En
assurant le triomphe de l’économie, les hiérarques et technocrates de
la bourgeoisie deviennent les serviteurs d’un pouvoir autonome et
inconscient de soi [2]. On dira de l’économie ce que disait Kant à propos de l’art : c’est une finalité sans fin. Voici le temps des maîtres-esclaves.
Les programmateurs de la cybernétique sont eux-mêmes programmés :
réifiés. « L’humanité du maître tend vers zéro, tandis que l’inhumanité
du pouvoir désincarné tend vers l’infini » (Vaneigem). La bourgeoisie
s’étant vouée au « néant politique », le prolétariat devient le « seul
prétendant à la vie historique » (Debord).
La société marchande ne laisse d’appauvrir la vie, alors qu’elle
abolit la rareté économique qui « nécessitait » naguère le sacrifice de
cette vie. « La victoire de l’économie autonome doit être en même temps
sa perte » (Debord) : elle enfante les contradictions qui la feront
disparaître.
Les petites morts de la vie quotidienne suscitent ou vont susciter
« une réaction violente et quasi biologique du vouloir vivre »
(Vaneigem). Les critiques sauvages de l’économie politique annoncent le
réveil de la conscience historique dans un monde où les idéologies de la
misère ne cessent de trahir la misère des idéologies.
La force et l’unité du mythe divin garantissaient jadis le pouvoir de
la féodalité, mais la bourgeoisie a désacralisé le monde en le
transformant : les déicides ont remplacé le mythe divin par une
multitude de fantômes idéologiques, dérisoires et précaires, qui tentent
vainement de compenser la pauvreté de la vie ; ils apparaissent à peine
que déjà ils quittent la scène, le spectacle étant forcé de se
renouveler sans cesse : on change d’illusion, tous les matins, ce qui
dissipe, un jour, « l’illusion du changement » (Vaneigem) De plus,
l’habitude des changements illusoires ravive le désir d’un changement
réel et radical.
Le déclin du monde barbare a commencé, avec la résurgence du négatif ; au heu de se perdre, le négatif se réalisera, un jour, dans la positivité d’un monde nouveau.
La volonté d’être soi sera « l’arme absolue » du prolétariat
(Vaneigem). L’accomplissement de soi dans le monde remplacera la mort de
soi dans la Chose. « La logique des désirs » évincera « la logique de
la marchandise » (Vaneigem).
Le temps des maîtres-esclaves laissera place au temps des maîtres sans esclaves,
qui domineront la totalité de leur histoire. Le projet de l’homme
total, unitaire s’inscrira dans « l’autogestion généralisée», autrement
dit la poésie faite par tous ; en effet, la poésie se définit comme l’accomplissement de la liberté (ou créativité) dans le monde.
Après la souffrance, la patience de « l’histoire en soi », viendra
« le plaisir de l’histoire pour soi » (Vaneigem). Le vécu s’épanouira
dans un temps ludique et qualitatif, au lieu de s’aliéner dans le
temps-marchandise. « La vie se connaîtra comme une jouissance du passage
du temps » (Debord).
« L’autogestion généralisée » s’identifie à la démocratie des
conseils. Elle ne sera pas la promesse de quelque époque lointaine, mais
sera instaurée au début de la révolution.
Le pouvoir des conseils sera absolu, ou ne sera qu’une apparence : il
ne pourra tolérer, hors de soi, aucun pouvoir, aucune hiérarchie.
Les situationnistes annoncent le triomphe de la subjectivité dans
l’histoire : c’était – comme le note Vaneigem – le projet même de Marx.
François Bott.
.
Article paru dans la revue Les Temps modernes n°299-300, juin 1971
.
[1] Guy Debord, La société du spectacle, 1967. Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1968.
[2]
De même, les bureaucrates de l’Est imposent et subissent la dictature
de l’économie. Le règne de la bureaucratie totalitaire apparaît comme
une ruse de l’économie qui change la classe dominante, afin de maintenir
sa domination.