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mercredi 28 août 2024

À propos de Maurice Barrès et son "crime à la sûreté de l'Esprit"

 Naguère admirateurs de Maurice Barrès, André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault et quelques autres lui intentèrent publiquement un "procès" symbolique, longuement annoncé dans la presse, pour "attentat à la sûreté de l'esprit". Il eut lieu à la salle des sociétés savantes, le 13 mai 1921. L'acte d'accusation et les témoignages parurent dans le numéro 20 de la revue du groupe, Littérature, qu'ils occupent tout entier en août 1921.
La note figurant dans Littérature avant l'acte d'accusation de Breton rend compte de l'appareil judiciaire déployé pour cette séance dont le sérieux tranche avec les habituelles manifestations dada ; on sait maintenant avec quel soin elle fut préparée : demandes de témoignages, qui furent adressées mêmes aux personnalités les plus hostiles à Dada, fréquentation du Palais de Justice, afin de rendre plus vraisemblable et plus percutante la parodie des formes qu'on se proposait.
Les journaux ont rapporté avec plus ou moins de détails le déroulement de la séance.
Derrière le légitime écœurement d'une génération devant l'attitude de l'homme Barrès pendant la guerre, se trame l'histoire d'un mouvement fait de tensions (Soupault récuse l'idée même de jugement, Aragon voulut défendre l'accusé, etc), d'ambiguïtés et d'humour. 

 

 

Mort il y a cent ans, qui était Maurice Barrès ?

SOURCE:  https://www.philomag.com/articles/mort-il-y-cent-ans-qui-etait-maurice-barres

dulé par les écrivains de son temps, Maurice Barrès est aujourd’hui tombé dans un relatif oubli. Chantre du nationalisme français et figure de proue de l’antidreyfusisme, ses mauvais combats auront, malgré des prises de position fluctuantes, indéniablement entaché son œuvre littéraire. Qui était réellement ce sulfureux mentor des lettres françaises ?

Disparu le 4 décembre 1923, Maurice Barrès a été l’un des écrivains les plus importants et influents de son temps. François Mauriac, André Breton, Pierre Drieu La Rochelle, Louis Aragon, jusqu’à Marcel Proust ou encore André Malraux… tous reconnaissent son génie littéraire et, pour beaucoup, vantent la générosité de l’écrivain dans ses recommandations et ses appuis. On a coutume, pour le présenter, de distinguer deux, voire trois Barrès : celui de la trilogie romanesque Le Culte du moi (1888-1993) d’une part, puis du Roman de l’énergie nationale (1897-1902), d’autre part, et enfin de l’essai Les Diverses Familles spirituelles de la France (1917).

Le moi contre les barbares

La première trilogie, composée des romans Sous l’œil des barbares (1888), Un homme libre (1889) et Le Jardin de Bérénice (1891), lui assure un succès fulgurant. Elle impose comme « prince de la jeunesse » celui qui déclarait « j’écris pour les enfants et les tout jeunes gens » (Un homme libre). Dans une fibre mi-nihiliste mi-romantique, parfois assez proche de l’anarchisme individualiste développé par Max Stirner dans L’Unique et sa propriété (1844) – que l’écrivain n’a, à notre connaissance, pas lu –, Barrès fait dans ces romans de l’entité du « moi » « l’unique réalité » (Sous l’œil des barbares), dont il s’agit d’assurer les possibilités de déploiement, ce qui suppose une défense contre autrui : « les barbares ». « Chacun, hors de moi, n’est que barbare », stipule ainsi le jeune homme, qui invite dans une sorte de solipsisme littéraire à un recentrement égotique sur sa propre individualité, à une pensée solitaire faisant signe vers l’épanouissement de sa propre sensibilité. Dans le second roman, il fixe à cet effet une méthode en trois principes : « Premier principe : nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation. Deuxième principe : ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser. Troisième principe : il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. » Cette volonté d’analyse de soi le fait remonter à son territoire, la Lorraine, ainsi qu’à son passé et à ses ancêtres : « Chaque individu possède la puissance de vibrer à tous les battements dont le cœur de ses parents fut agité au long des siècles. » Ainsi, dès la période « anar » du jeune Maurice Barrès, on voit poindre, au-delà de l’individualisme égotique, le chantre de « la terre et [d]es morts » qui s’affirmera dans Le Roman de l’énergie nationale. À cette date-là, Barrès est d’ailleurs déjà engagé en politique. Comme Paul Déroulède, le fondateur de la Ligue des patriotes, il rêve d’un pouvoir à la fois populaire et autoritaire, sans pour autant vouloir rompre avec la République. Il se tourne à cet effet vers le populisme porté par le général Georges Boulanger, en allant, rappelle l’historien Michel Winock (À l’ombre de Maurice Barrès, dir. Antoine Compagnon, Gallimard, 2023), jusqu’à s’affirmer pour sa part socialiste, et se fait élire député boulangiste de Nancy en 1889. Le même Michel Winock relève que Barrès, qui nourrit un antiparlementarisme de plus en plus grand allant de pair avec le désir d’un régime présidentialiste, notamment à partir du scandale de Panama, en 1892, commence peu à peu à emprunter à Édouard Drumont son antisémitisme à des fins d’unification des exploités, allant jusqu’à signer une brochure Contre les étrangers, en 1893, puis diriger la revue nationaliste La Cocarde de 1894 à 95.

La terre et les morts

Le nationalisme barrésien va s’affiner peu à peu, trouvant dans l’affaire Dreyfus l’une des grandes occasions de son déploiement. Dans l’ouvrage collectif dirigé par Antoine Compagnon, l’historien Grégoire Kauffmann, critiquant la thèse de l’historien Zeev Sternhell selon laquelle Barrès serait le père de tous les fascismes (Maurice Barrès et le nationalisme français, 1972) relève que le roman Les Déracinés, contrairement à ce qu’affirme Sternhell, n’a pas réellement pu être influencé par l’affaire, celle-ci ne commençant à proprement parler qu’à la fin 1897 (alors que le roman paraît en avril de cette année), lorsque la culpabilité du capitaine est contestée par les premiers dreyfusards. Il n’empêche que Barrès était déjà un antisémite zélé, lui qui, en 1986, a fait partie d’une commission chargée de départager les candidats à un concours organisé par le journal antisémite La Libre Parole, fondé par Drumont, « sur les moyens pratiques d’arriver à l’anéantissement de la puissance juive en France ».

Alors que le jeune Léon Blum, qui l’a lu et l’admire, lui rend visite lorsque l’affaire explose, en espérant le rallier au dreyfusisme, il se voit éconduit par celui qui commence à fustiger les « intellectuels », un terme qu’il popularise, dans leur défense de cet individu contre l’institution millénaire qu’est l’armée. Ce sera le prélude à la terrible sentence de celui qui s’impose comme le maître à penser de l’antidreyfusisme : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race » (Ce que j’ai vu à Rennes, 1904).

On semble bien loin du Barrès individualiste du culte du moi. Première pièce de la trilogie Le Roman de l’énergie nationale (avec L’Appel au soldat, publié en 1900, et Leurs Figures, en 1902), le roman Les Déracinés, plus grand succès de l’auteur, portait déjà les indices d’un tel glissement puisqu’il raconte la création d’un Moi-Individu qui, pour se défendre et s’affirmer contre tout ce qui n’est pas Soi, évolue vers un Moi-Nation. Le lien social devient envisagé de manière organique, à tel point que l’auteur y a cette phrase : « L’individu n’est rien, la société est tout. » Malgré tout, on n’y relève pas de culte de la force ou du chef, fondamentaux constitutifs du fascisme.

C’est une radicalisation du motif de l’individu, entendu comme le prolongement des ancêtres entrevu dans Un homme libre, qui se précise dans ces années-là. Celui-ci trouve notamment à se confirmer dans son célèbre discours du 10 mars 1899 à la Ligue de la patrie française, qu’il vient de rejoindre, intitulé La Terre et les morts, dans lequel Barrès insiste sur la nécessité de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la Révolution : une conscience nationale », puis dans son essai Scènes et doctrines du nationalisme (1902). Ce sont aussi des années durant lesquelles l’auteur s’oppose à la laïcité portée par la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, défendant, bien qu’il ne soit pas lui-même catholique pratiquant, la nécessité d’un retour au christianisme comme élément unificateur de la nation française. Tout l’enjeu est de redonner à la France une âme. Le nationalisme, qui passe par la décentralisation et le régionalisme, et l’amour de la patrie doivent être les principes permettant d’arrimer l’individuel, qui a toujours une histoire singulière avec son milieu d’origine, au collectif. Pour l’écrivain Emmanuel Godo, qui vient de faire paraître Maurice Barrès. Le grand inconnu 1862-1923 (Tallandier, 2023), la mort de ses parents (son père en 1898 et sa mère en 1901) expliquerait davantage cette prise de conscience nationaliste que l’affaire Dreyfus en elle-même, dans une volonté pour l’auteur de se ressaisir, comprendre d’où il vient ainsi que ce qu’il doit à ses ancêtres.

Un troisième Barrès ?

Grand écrivain de la revanche contre l’Allemagne, Barrès a publié une autre trilogie romanesque, Les Bastions de l’Est, composée d’Au service de l’Allemagne (1905), Colette Baudoche (1909, qui a connu un grand succès) et Le Génie du Rhin (1921). Durant la Première Guerre mondiale, il est ainsi un acteur majeur de la propagande de guerre, chantre du jusqu’au-boutisme, ce qui lui vaudra le sobriquet de « rossignol des carnages » par l’écrivain Romain Rolland. Il se fait le soutien journalistique des Poilus, qui lui écrivent des lettres, dans le quotidien L’Écho de Paris. Peu avant la fin de la guerre, il atténue son antisémitisme, rendant hommage au patriotisme des Juifs français dans Les Diverses familles spirituelles de la France (1917), un essai dans lequel il érige ces derniers au rang d’élément du génie national, au côté des traditionalistes, des protestants et des socialistes (il faut d’ailleurs mentionner qu’il fut le premier à se rendre au chevet de Jaurès assassiné, en 1914). De la même manière, il choquera les milieux traditionalistes et catholiques avec Un Jardin sur l’Oronte (1922), une histoire d’amour sulfureuse entre un croisé et une musulmane. Des éléments qui, sans l’absoudre de ses terribles combats, montre peut-être, comme veulent le croire plusieurs auteurs de la monographie À l’ombre de Maurice Barrès, que l’homme a su évoluer et se tenir éloigné d’une forme de fanatisme, et qu’esthète avant tout, il n’a pas eu beaucoup de convictions définitives. C’est en tout cas en partie au motif de ce caractère changeant que les dadaïstes ont organisé, en 1921, un procès fictif, présidé par André Breton, contre Maurice Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit », durant lequel les différentes parties, disant déplorer l’évolution de l’auteur depuis Le Culte du moi, l’ont condamné à vingt ans de travaux forcés.

Finalement, est-ce son caractère sulfureux ou au contraire son aspect indécis et changeant qui auront eu raison de sa mémoire, le faisant tomber dans l’oubli ? Pour Antoine Compagnon, qui rappelle qu’on pouvait jusqu’en 1966 facilement se procurer ses œuvres, la question est à poser en ces termes. Car des auteurs bien plus radicaux et constants dans leur abomination tels que Drieu La Rochelle ou Louis-Ferdinand Céline n’ont pour leur part pas été oubliés et ont même eu droit à une consécration par la Pléiade. Finalement, nous dit Compagnon, Barrès est à la fois jugé infréquentable et trop lisse pour pouvoir incarner la figure – paradoxalement attirante s’il en est – du « mal absolu » : « Barrès ne fut pas assez odieux, pas assez haïssable, mais trop divisé, trop compliqué, pour que nous en fassions l’incarnation du mal absolu. »

SUITE AVEC UN ARTICLE DE LA DROITE INTELLECTUELLE ESTHéTICO-BIDON, qui ne tire pas les conséquences de la "décadence" en se faisant hara-kiri (c'est du Mishima syndical!).

dimanche 28 juillet 2024

Hommage à G. Aubourg à l'occasion de la présentation d'Enfin André Breton vint en Haïti...



HOMMAGE, CONFÉRENCE DÉBAT,

avec Maguet Delva et Jean-Marie Theodat

Un devoir s’impose à tous les honnêtes gens : ne jamais oublier ceux qui ont résisté́ et combattu le « fascisme ». Il faut se souvenir de ces hommes et de ces femmes qui, par leurs pensées, leurs idées, leurs paroles et leurs actes ont lutté contre l’horreur duvaliériste. Ces hommes, ces femmes avaient une famille. Ils avaient des qualités, des qualités de cœur et d’esprit. Le Dr François Duvalier et ses ministres, associés à une élite apatride et prédatrice, les ont massacrés. Ce faisant, ils ont détruit les forces vives du pays, celles qui devaient en être les forces productives. Il faut savoir que certains de ces hommes et de ces femmes étaient des gens de lettres connus, écrivains, poètes, romanciers, journalistes de talent. D’autres étaient des artisans consciencieux, des spécialistes appréciés dans leur domaine de compétence.

Tous massacrés !

Gérard Aubourg, né à Port-au-Prince, a passé son enfance et son adolescence à Haïti, rue des Casernes. Il a fait ses études primaires à l’École Smith Duplessis et ses études secondaires au Lycée Alexandre Pétion. Diplômé de l’École normale supérieure de Port-au-Prince, il part à Paris en 1965. Il s’inscrit à la Sorbonne : licencié en sociologie, et en Droit des affaires, il obtient son doctorat en histoire économique sous la direction du Professeur Pierre Vilar. Professeur de sciences économiques et sociales, il a enseigné dans les lycées des Académies de Créteil, de Versailles et de Paris.

lundi 22 juillet 2024

Léo Malet et le XIIIº arrondissement (Brouillard au pont de Tolbiac)

 

 Brouillard au pont de Tolbiac est un roman policier français de Léo Malet, paru en 1956 aux Éditions Robert Laffont. C'est le neuvième des Nouveaux Mystères de Paris, série ayant pour héros Nestor Burma. Adaptation en bandes dessinées en 1982 par jacques Tardi.

Guy Debord et les gars de l'Internationale lettriste dérivaient tout particulièrement dans le 13e arrondissement, riches en ambiances et je dirais même en "ailleurs" par son caractère excentré et ferroviaire-industriel: par ses chemins et voies ferrées qui mènent à l'Italie et l'Espagne, mais qui sont aussi le début de la croissance psychogéographique du Continent Contrescarpe vers le Sud, pour "construire l'Hacienda".

Debord a-t'il lu le polar de Léo Malet de 1956? Il a toujours lu des polars pour les ambiances notamment, ou encore d'autres "mystères" de Paris comme les vagabondages de Jean-Paul Clébert dans Paris insolite de 1952...

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En 1987, Léo Malet (1909-1996) parlait de son quartier du XIIIe arrondissement

Reportage chez Léo Malet. A travers des images du quartier du 13ème arrondissement, Léo Malet parle du quartier du quai de la gare, de la rue Watt, du pont de Tolbiac et du parcours de Nestor Burma.

 https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/pac01005640/leo-malet-son-quartier-du-13e-arrondissement

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Reconstruction photographique des dessins de Tardi pour Brouillard au Pont de Tolbiac (texte et images de Thierry Depeyrot)


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Léo Malet est né à Montpellier le 7 mars 1909. Nous célébrons donc cette année le centenaire de sa naissance. En deux ans de temps, son père, ouvrier de commerce, sa mère, couturière, ainsi que son frère meurent tous de la tuberculose alors qu’il n’avait que 3 ans. Il est alors élevé par son grand-père tonnelier qui, en dépit de sa condition ouvrière, lui donne le goût de la littérature, du théâtre... et du socialisme. A 8 ans, il écrit ses premiers romans. A 16 ans, en 1925, lassé de son emploi dans une banque, il arrive à Paris et vit de petits boulots, voir de rapines. Il écrit également des poésies et des articles dans des revues anarchistes, doctrine à laquelle il adhère à ce moment là.

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Il réside au gré des opportunités, notamment au foyer végétalien du 182 de la rue de Tolbiac où il côtoye divers marginaux refusant l’ordre établi, qu’il soit naturel (végétaliens) ou social (anarchistes, libertaires). Il débute comme chansonnier au cabaret La Vache Enragée à Montmartre, devenant alors le plus jeune chansonnier de la Butte, mais doit chercher un autre travail car son patron oublie souvent de le payer. Exerçant plusieurs métiers tels qu’employé de bureau, manoeuvre, journaliste, téléphoniste, figurant de cinéma, crieur de journaux, son existence parisienne est très malheureuse et précaire, subsistant avec peine, à tel point qu’il est arrêté et emprisonné brièvement à la prison de la petite Roquette pour avoir été trouvé endormi sous le pont de Sully. On comprend mieux alors le "compte" que Léo Malet avait à régler avec Paris, et plus particulièrement le 13e arrondissement. La vente de journaux à l’angle de la rue Sainte-Anne et de la rue des Petits-Champs lui assurera l’essentiel de ses revenus jusqu’en 1939. Il y situera plus tard le bureau de Nestor Burma.

C’est en 1942 qu’il publia La mort de Jim Licking, suivi en 1943 de 120, rue de la Gare qui marque la naissance de Nestor Burma, anti-héros type, tout le contraire d’un être infaillible et sans défaut. Nestor Burma peut se tromper, hésite souvent, est sensible, fidèle à ses amis et a de récurrents problèmes d’argent.

Léo Malet fut, en 1948, le premier lauréat du Grand Prix de la Littérature Policière.

En 1954 fut publié le premier ouvrage de ses Nouveaux Mystères de Paris, Le Soleil nait derrière le Louvre. Cette série lui vaudra le Grand Prix de l’Humour Noir en 1958. Chacun de la quinzaine d’opus de la série se déroule dans un arrondissement différent.

Ce poète surréaliste est décédé le 03 mars 1996.

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Léo Malet avait la dent dure envers le 13e arrondissement de Paris. Il y avait très mal vécu. Dans son roman policier, il fait dire à Nestor Burma : "C’est un sale quartier, un foutu coin, dis-je. Il ressemble aux autres, comme ça, et il a bien changé depuis mon temps, on dirait que ça s’est amélioré, mais c’est son climat. Pas partout, mais dans certaines rues, certains endroits, on y respire un sale air. Fous-en le camp, Belita. Va bazarder tes fleurs où tu voudras, mais fous le camp de ce coin. Il te broiera, comme il en a broyé d’autres. Ça pue trop la misère, la merde et le malheur...".

Ou encore : "C’était un sale quartier. Il collait à mes semelles comme la glu aux pattes de l’oiseau. Il était écrit que je l’arpenterais toujours en quête de quelque chose, d’un morceau de pain, d’un abri, d’un peu d’amour. Je le sillonnais à la recherche de Bélita. Elle n’était pas nécessairement revenue dans le coin. Il y avait même de fortes chances pour qu’elle soit allée ailleurs, mais moi, j’étais là. Et peut-être pas tellement à sa recherche. Peut-être simplement pour régler un vieux compte avec ce quartier".

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Plus loin, il ajoute : "Le XIIIe arrondissement fourmille de rues aux noms charmants et pittoresques, en général mensongers. Rue des Cinq-Diamants, il n’y a pas de diamants ; rue du Château-des-Rentiers, il y a surtout l’asile Nicolas-Flamel ; rue des Terres-au-Curé, je n’ai pas vu de prêtre ; et rue Croulebarbe, ne siège pas l’Académie Française. Quant à la ruelle des Reculettes... hum... et celle de l’Espérance...".

Alain Demouzon, dans son Château-des-Rentiers, ajoute à cette liste la clinique de maternité, "curieusement baptisée Jeanne d’Arc".

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Comme il l’écrivait dans ses « propos badins » préfaçant la bande dessinée de Jacques Tardi, Léo Malet avait cru écrire un roman contre le 13e arrondissement, avec lequel il avait un vieux compte à régler, et finalement, il a fait figure de défenseur de cet arrondissement en l’immortalisant. Comme il l’avouait lui-même, Léo Malet n’était pas du tout sensible au « neuvième art » mais il a tout de même eu un coup de coeur pour le coup de crayon de Jacques Tardi et c’est ainsi que son roman « Brouillard au pont de Tolbiac », sorti en 1956 chez Robert Laffont, s’est retrouvé adapté par l’un des grands maîtres de la bande dessinée. Tardi nous fait ainsi redécouvrir le 13e arrondissement des années 50.

C’est en étudiant attentivement les cases représentant les marches de l’escalier donnant sur le pont de Tolbiac, connaissant très bien le lieu, que je me suis aperçu de leur fidélité au modèle original. Je me suis alors dit que s’il s’était ainsi appliqué sur ce lieu, il n’y avait aucune raison qu’il n’en soit pas de même pour les autres décors de l’action. Me voilà donc parti, armé d’un appareil photo numérique, à la recherche des lieux traversés par Nestor Burma, avec pour seule aide les indications des phylactères, communément appelées "bulles", ou du polar d’origine. Je ne m’étais pas trompé : quasiment chaque case est une photographie fidèle d’un passé pas si lointain, nous permettant de juger l’évolution de ces quartiers populaires. Je me suis efforcé de respecter les angles de vues des cases pour mes photographies afin de les reproduire le plus fidèlement possible. J’ai d’ailleurs failli à plusieurs reprises me faire renverser par des voitures ou arrêter par la police en traversant les voies sur berges au niveau du pont d’Austerlitz afin d’y accéder... jusqu’à ce que je m’aperçoive que Tardi avait dessiné les piliers de l’autre coté du pont, beaucoup moins dangereux d’accès. Tout au long de cet exposé, vous pourrez apprécier le respect des détails auquel s’est livré le dessinateur, ce qui est à mes yeux la preuve la plus flagrante de son amour pour cet arrondissement. D’ailleurs, sûrement Tardi avait-il entrepris la démarche inverse pour ses dessins et peut-être aurions-nous pu le croiser au début des années 80, rue de Tolbiac, place d’Italie ou près de la Pitié-Salpétrière, un appareil photo à la main, argentique à cette époque, dressant le décor de ce qui deviendra à mes yeux, son chef-d’oeuvre. Pour ses dessins, Tardi a donc mixé ses photos prises au début des années 80 avec ses propres souvenirs pour nous faire revivre notre 13e tel qu’il se présentait dans les années 50. Pas de nostalgie excessive car, bien sûr, des taudis insalubres ont été démolis et le "progrès" a fait son apparition, mais parfois, la froideur de certains quartiers rénovés peut nous faire regretter la gouaille des marchands de quatre-saisons et la quasi-disparition des petits commerces ayant laissé la place à des banques et autres agences immobilières. Pour cette étude, j’ai reproduit photographiquement plus de 60 cases de l’album de Tardi. Je vous en livre une partie très représentative et vous incite vivement à découvrir vous-même le reste en vous procurant le roman et cet album BD aux éditions Casterman.

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La première case de la première planche de l’album nous montre un homme, le regard fou, marchant sur le pont de Tolbiac. Il est donc logique de débuter notre pérégrination par ce chef-d’oeuvre de la métallurgie construit entre 1879 et 1882 puis reconstruit en 1893 et qui traversait jusqu’en 1994, date de son démontage, les voies ferrées de la gare d’Austerlitz, très proche. Alors qu’il n’était pas exclu qu’il puisse un jour être remonté dans le quartier, ses éléments rouillent toujours, 15 ans plus tard, quelque part dans l’Eure. Bon, vous pourrez toujours dire que sa couleur bleue en fin de vie jurait un peu avec le paysage...

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Le respect des détails est vraiment impressionnant de réalisme. J’ai volontairement tiré mes photos en noir et blanc afin de ne pas en fausser le résultat. Même les luminaires ont gardé leur place. En haut de cet escalier, il y a la rue et le pont de Tolbiac.

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Ici, difficile d’avoir exactement le même angle de vue que le dessin de Tardi car il se tenait sur la rue Ulysse Trélat venant de la rue du Chevaleret et qui donnait en montant sur le pont de Tolbiac. La fenêtre visible en haut à droite a, depuis, été murée.

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La rue Ulysse Trélat a aujourd’hui disparu, en même temps que l’ancien viaduc. A l’époque, c’était la seule rue de Paris sans aucune numérotation car aucune habitation ne la bordait.

Cette carte centenaire de la rue Ulysse Trélat est une vue très rare.

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Léo Malet nous brosse vraiment un portrait très sombre, brumeux, inquiétant, étouffant et écrasant du 13e. Même la lumière ne parvient plus à nous parvenir. Il dit en effet dans le roman, en parlant du pont de Tolbiac : "De loin en loin, les globes électriques perçaient péniblement la brume de leur lumière fantomatique". Il fait également référence au "sale air" qu’a l’impression de respirer Burma. Ou encore cette citation : "Le brouillard qui envahissait la cour se plaqua sur nos épaules comme un linge mouillé". Les passages de ce genre sont légion dans le roman. Vous pourrez remarquer dans les images qui suivent la barre sombre récurrente qui revient souvent en haut des cases de la BD. Le brouillard, omnipésent, filtrant la lumière, rendant opaque toute perception, peut être perçu comme symbole de la réalité masquée, celui de l’illusion. Il pleut beaucoup dans Brouillard au pont de Tolbiac, ce qui participe pour beaucoup à l’ambiance morose.

Cette barre supérieure sombre qui revient dans beaucoup de cases peut également nous faire rappeller les conditions particulières dans lesquelles Léo Malet a écrit son roman. En effet, ce dernier, pressé par son éditeur, lui avait remis une bonne moitié de son roman inachevé afin de gagner du temps mais se retrouvait par là-même enfermé dans son histoire, sans la possibilité de revenir en arrière, ni de corriger d’éventuelles contradictions avec la fin du récit. Il s’est ainsi retrouvé lui-même enfermé dans son récit.

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Lorsqu’il arrive au carrefour Cantagrel-Watt-Chevaleret, Burma frémit à l’idée qu’il va emprunter l’une des rues les plus glauques et sordides du 13e, si ce n’est de tout Paris : la rue Watt.

Décidément, Léo Malet a bien choisi ses décors pour les crimes de ses romans. Ici, le carrefour n’a pas trop changé. Il est juste beaucoup plus fréquenté depuis que la rue Patay a été mise en sens unique.

Sur la droite, on reconnait le Théâtre du Lierre. Je me souviens d’une exposition de planches originales de Tardi dans ce lieu dans les années 90’. Jacques Toubon, alors maire du 13e, était à l’inauguration.

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Si ce n’était un raccourci pour atteindre les quais menant à Ivry, évitant ainsi de nombreux feux, je ne vois pas quel motif nous pousserait à emprunter cette rue longuement recouverte par les voies de chemin de fer de la gare de marchandises et de la ligne Paris-Orléans. J’ai également pris des photos sous le pont, à l’endroit exact où se tiennent Burma et Bélita, pour reproduire le lieu de la scène du crime et, croyez-moi, asthmatiques s’abstenir... L’obscurité lugubre, la poussière et les mauvaises odeurs y sont toujours reines.

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Ici, Burma emprunte la rue Cantagrel, où se tient un centre d’hébergement de l’Armée du Salut. Signe d’un arrondissement historiquement peu favorisé, le 13e est celui où l’on trouve le plus d’oeuvres de bienfaisance. La Mie de Pain, Le centre Nicolas Flamel, l’Armée du Salut en sont quelques exemples.

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Burma aborde ici la rue du Loiret. Le bâtiment que l’on voit au fond est une ancienne gare de la petite ceinture, devenue ultérieurement station Masséna du RER C, désaffectée depuis la mise en service de la ligne 14 du métro, Météor.

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Après avoir traversé le passage souterrain de cette station désaffectée, nous arrivons sur le boulevard Masséna. Nous apercevons sur la droite les derniers vestiges de la ligne de la petite ceinture.

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En nous dirigeant vers Ivry, nous pouvons voir ce qui reste de l’ancienne usine d’air comprimé.

La grande cheminée, en haut, à gauche, en fait partie.

Cette usine avait été construite en 1891. Elle fournissait, entre autre, la pression nécessaire aux ascenseurs hydroliques ainsi qu’aux réseaux de transmission par pneumatique. La halle et la cheminée restants sont classés, depuis 1994, à l’inventaire supplémentaire des Monuments Historiques. La halle de la Sudac, aujourd’hui en réhabilitation, est destinée à accueillir une école d’architecture.

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Comme l’explique Franck Evrard dans son essai LE TREIZIEME AU NOIR (e-dite - 2004) dont je me suis beaucoup aidé pour cette étude, on peut s’étonner que tant d’auteurs de romans policiers aient choisi le 13e pour planter le décor de leur intrigue. Il donne à cela plusieurs raisons d’ordre historique, sociologique et géographique ; le 13e a mauvaise réputation. Bien avant Victor Hugo et ses Misérables, Rabelais déjà y plantait le décor de plusieurs scènes croustillantes. Le passé ouvrier miséreux du 13e aide également à se sentir "dans l’ambiance". Le grand nombre de crimes et délits célèbres, celui de la Bergère d’Ivry pour ne citer que celui là, qui avait, en son temps, défrayé la chronique, finit d’assoir cette réputation sulfureuse. Franck Evrard explique également ce choix du 13e par la situation géographique de l’arrondissement, au sud-est de Paris, et qui n’appartenait pas à la capitale il y a trois siècles.

Revendiquant sa différence par rapport aux beaux quartiers de Paris, sa culture ouvrière en marge de ceux-ci, le 13e présente donc une analogie avec le polar, longtemps considéré comme - je cite - "un divertissement mineur atypique, longtemps marginalisé dans le ghetto de la sous-littérature de gare".

Les auteurs de romans policiers s’y retrouvent donc largement. Je ne saurais trop vous encourager à lire cet ouvrage très riche en références du genre.

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L’été dernier, j’ai eu tout loisir de visiter le plus grand hôpital d’Europe afin d’y poursuivre mon jeu de piste. Je ne vais pas en faire ici le riche historique mais j’y reviendrai longuement dans un prochain numéro de la revue HISTOIRE & HISTOIRES... du 13e ainsi que sur les médecins qui en ont fait sa renommée, tels Philippe Pinel, Jean-Martin Charcot et autres Esquirol ou Jenner.

La carte postale ci-contre nous montre la statue de Charcot, et non Philippe Pinel comme j’ai pu l’indiquer dans le n°2 de la revue.

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Ici, nous voyons la voiture de Burma quitter la Pitié Salpétrière et emprunter le boulevard de l’Hôpital en direction de la Place d’Italie. Nous sommes au niveau du boulevard Saint-Marcel.

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Autrefois barrière de Fontainebleau, aujourd’hui place d’Italie. Elle a pris sa forme actuelle en 1864. La place d’Italie est à la jonction des quatre quartiers composant notre arrondissement, La Gare, Salpétrière, Maison-Blanche et Croulebarbe.

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Après la place, nous abordons l’avenue d’Italie, au niveau de la station de métro Tolbiac.

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Après 14-18, Paris doit réapprovisionner les Halles en produits frais. La Compagnie Ferroviaire de Paris-Orléans construit donc les "frigos", lieu où seront stockés directement par le rail les denrées fraîches. En 1921, la Gare Frigorifique de Paris-Ivry voit le jour. Les trains y pénétraient au coeur même du bâtiment pour livrer leur marchandise. La glace nécessaire était fabriquée sur place et un système de rails fixés au plafond acheminait les marchandises en relai du train. Le marché de Rungis ayant remplacé les Halles de Paris à la fin des années 60’, les Frigos cessent leur activité au même moment. Après une quinzaine d’année à l’abandon, la SNCF, propriétaire des lieux, louera une partie des surfaces et les années 80’ verront toute une population d’artistes s’y installer.

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Les Grands Moulins de Paris ont été construits entre 1919 et 1924. Le moulin est entré en service en 1921. J’ai un oncle qui y a travaillé comme électricien durant de nombreuses années. Il était devenu le plus grand moulin du monde. A sa fermeture, le 27 novembre 1996, on y écrasait plus de 1800 tonnes de blé par jour. Aujourd’hui reconstruit, le site accueille des UFR de Lettres et Sciences Humaines, la bibliothèque et autres services aux étudiants de l’Université Paris VII - Paris Diderot. La halle aux farines est devenue le pôle central d’enseignement et accueille également le restaurant univesitaire.

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Nous suivons Burma rue de Tolbiac, au niveau de la rue Bobillot. Nous apercevons l’église Sainte-Anne-de-la-Butte-aux-Cailles et sa célèbre "façade chocolat".

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Là, nous sommes juste au niveau de la librairie Jonas.

La rue de la Maison-Blanche se jette dans la rue de Tolbiac.

Pour parfaire la prise de vue, impossible d’attendre qu’un bus passe (le 62 existe toujours) car le trottoir a été modifié et l’angle de prise de vue aurait été trop large.

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Voici le cliché qui m’a valu une grosse montée d’adrénaline. En fait, je m’étais, dans un premier temps, trompé de coté pour la prise de vue et ai dû jouer les toréadors pour traverser les voies sur berges. Avant de m’apercevoir que les détails des dessins ne correspondaient pas... C’est beaucoup plus calme de l’autre coté de la Seine.

Edifié en 1904 pour le passage du métro, le viaduc d’Austerlitz a été effectivement mis en service en 1906, le 14 juillet très exactement. C’est le plus long des ponts de Paris entre appuis puisqu’il traverse la Seine sur 140 mètres, sans autre pilier intermédiaire.

Quel cabotin ce métropolitain !

Il s’est fait un malin plaisir à apparaître sur chacun des trois clichés...

C’est à la droite de ce viaduc que la Bièvre se jetait dans la Seine avant d’être détournée dans les égouts de la rive gauche, après son recouvrement en 1910.

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