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samedi 27 janvier 2024

Aux sources de la psychogéographie: une première occurrence du "fantastique social" en 1924

Il semble que l'on puisse remonter jusqu'à 1924, dans l'article suivant de Mac Orlan sur le peintre George Grosz, pour trouver la première mention du "fantastique social" en France (la fiche wikipédia signale une de ces conférences au Théâtre du Vieux colombier –dédié aux films d'avant-garde– sur le cinéma fantastique en 1926). Mac Orlan l'a repéré chez d'autres, mais il est surtout lui-même le principal exposant de cette notion par ses chansons et ses récits: un grand créateur d'atmosphères, amplement distillées dans le cinéma des années 1930-40. 

Le fantastique social est l'une des sources majeures du sentiment psychogéographique, il conforme le pathos inhérent aux premières dérives et induit une esthétique attendue. Cette forme de "tragique d'aventure" correspond notoirement au moi romantique de Debord, unifiant son oeuvre et sa vie dans le temps –et jusqu'à l'automythographie de soi. 

À cet égard, Mac Orlan occupe une place importante dans son panthéon littéraire ( alors qu'il s'agit d'un auteur habituellement considéré comme mineur). Mais ce qui m'interpelle pour l'instant c'est cette filiation plastique allemande; à travers la fragmentation cubofuturiste et l'enfièvrement expressionniste, elle détermine une vision conflictuelle et riche de la nouvelle vie urbaine née dans la ville la plus moderne d'Europe, Berlin. Entre aliénation et spectacle permanent.

 
George Grosz, Metropolis, 1916-17 (musée Thyssen-Bornemisza, Madrid)

 PIERRE MAC ORLAN 

George Grosz 

L'Europe attentive, les passions dont elle dispose, la révolte assoupie, le jeu triomphant de filles sottement éprises de voluptés chimiques, les médiocres bourgeois lâchés en liberté et la rue  elle-même ont trouvé leur poète dans l'étrange et puissante personnalité de George Grosz, que Frans Masereel et Joseph Billiet présentent aujourd'hui au public français, et pour la première fois.

Depuis la guerre, une sorte de fantastique social a été créé un peu partout chez tous les peuples européens qui se sont battus. Le sang des hommes a perdu sa valeur tragique et le mystère des visages s'est accru. Les classes sociales qui, il y a encore dix ans, possédaient des traditions respectives qui les différenciaient, se sont mêlées dans les nouvelles combinaisons des lumières de la rue, dans la malhonnêteté provisoire qui mène les hommes à la conquête du plaisir réalisé le plus rapidement possible. Si les hommes, depuis la guerre, peuvent se distinguer de ceux qui les précédèrent, c'est un peu par leur obéissance passive aux lois de la vitesse. Tout tourne plus vite. Et les anciens mots qui tournaient autrefois à 120 tours par exemple, tournent aujourd'hui à 2000 tours. Le mécanisme de la langue ne peut les suivre. Nous manquons de mot pour réaliser l' “expressionnisme” de notre époque. 

Grosz a trouvé la langue nécessaire à l'épanouissement de sa vision. Qu'il découpe une photographie et qu'il l'associe à son extraordinaire intelligence du fantastique et de la misère homicide, c'est, par tous les moyens la lutte pour arriver directement au but. Il voit les choses et les hommes en transparence, il mêle aux éléments nobles de la révolution les odeurs essentielles de la vie populaire où le sang se chambre à la température de la rue. Je ne connais rien de plus tragique que l'oeuvre  de ce jeune homme émouvant et affectueux. Toute la rue et les intermédiaires de la rue s'animent dans une frénésie féerique, ordurière et brutale, celle de la vie quotidienne. [...]

Pierre Mac Orlan, George Grosz, préface du catalogue du catalogue de l'exposition George Grosz, Joseph Billiet, Paris, 1924.