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jeudi 25 juillet 2024

Le puissant Wurlitzer : comment la CIA joue l’Amérique (le visage humain de l'anticommunisme)

 

L’histoire de la CIA (Central Intelligence Agency) – ses coups montés, ses assassinats, ses enlèvements, sa pratique de la torture, ses « sites noirs », ses meurtres par drone, ses sales guerres et le parrainage de régimes dictatoriaux [1] – souligne non seulement le rôle sanguinaire et réactionnaire joué par l’impérialisme américain mais surtout la peur mortelle de l’élite dirigeante face à la classe ouvrière internationale.

Dès sa fondation en 1947, le CIA a reconnu que Washington ne pourrait réaliser et maintenir son hégémonie mondiale par la seule répression. Les luttes anticoloniales, les luttes révolutionnaires en Grèce et à travers l'Europe, les grèves de masse autour du monde (dont la grande vague de grèves de 1945-46 aux Etats-Unis [2]) étaient profond&eac

 
The Mighty Wurlitzer

Un livre détaillé sorti en 2008, The Mighty Wurlitzer: How the CIA Played America, (Le puissant Wurlitzer : comment la CIA joue l’Amérique) de Hugh Wilford, examine la lutte idéologique menée par la CIA entre 1947 et 1967 afin de rallier « les cœurs et les esprits » au capitalisme américain et poursuivre la guerre froide.

C’est une sale besogne. La CIA a créé ou manipulé des associations, des universités, des médias, des groupes d’artistes, des fondations et des associations caritatives pour les mettre au service de sa propagande – cherchant à appliquer un vernis « progressiste » et même « humanitaire » au contrôle grandissant exercé par Washington.

Malgré le temps écoulé depuis sa publication, ce livre est toujours pertinent, car il révèle le fonctionnement des campagnes idéologiques de la CIA et en particulier le rôle joué par une section de l’intelligence libérale. Il ouvre les yeux à une nouvelle génération soumise aux des tentatives incessantes de blanchiment de la CIA et du militarisme américain. L’on se fait une idée des opérations antidémocratiques et réactionnaires menées par l’impérialisme américain et son appareil de renseignement, et de la nature foncièrement criminelle et mensongère du capitalisme américain.

Surtout, le livre démontre au lecteur l'importance que l’élite dirigeante américaine accorde à la lutte idéologique contre le socialisme.

L’auteur écrit à juste titre : « Ces pratiques se sont en fait intensifiées ces dernières années ; la ‘guerre contre le terrorisme’ recrée la mobilisation totale qui a marqué les premières années de la Guerre froide. » Il ajoute que la CIA est « une force croissante sur les universités. » [3]

La terme « puissant Wurlitzer » (Mighty Wurlitzer) avait été inventé par Frank Wisner, le chef du Bureau de coordination politique (OPC), un groupe chargé d’opérations paramilitaires et psychologiques, créé en 1948 et intégré à la CIA en 1951. Il se targuait de coordonner un réseau capable de jouer sur demande n’importe quel air de propagande, le comparant ainsi au célèbre orgue de théâtre Wurlitzer.

Le CIA sélectionnait ceux qui pourraient s’orienter dans une direction socialiste, en ciblant des groupes ayant des griefs contre le statu quo. Elle a choisi des représentants de groupes ethniques, de femmes, d’Afro-américains, ouvriers, d’intellectuels et d’universitaires, d’étudiants, de catholiques et d’artistes pour en faire des groupes écrans anticommunistes. Ces liens fournissaient à leur tour à l’agence la couverture requise pour influencer d’importants secteurs de la population mondiale.

Fait plutôt ironique, alors que l'Etat menait ses chasses-aux-sorcières maccarthystes et dressait une Liste d'Organisations Subversives, prétendument pour démasquer les « groupes de façade » du Parti communiste, la CIA s'occupait précisément à créer des groupes de façade afin d'intégrer des milliers d’Américains à leur insu dans des opérations psychologiques clandestines.

Le livre dévoile comment des syndicalistes, artistes, et membres des professions libérales « radicaux » ou « ex-radicaux » se sont retrouvés à l'intérieur de ce « Wurlitzer ». [4] Ceci incluait une couche d’anciens membres ou compagnons de route du Parti communiste, dont le romancier Richard Wright, qui, déçus par l’expérience faite avec ce parti réactionnaire stalinisé, n’ont pas trouvé le chemin vers le trotskysme, mais ont trouvé une place au sein de l’appareil de renseignement américain.

L’agence a influencé ces groupes très hétéroclites et parfois divisés grâce essentiellement à deux méthodes. La première était l’octroi de vastes sommes d’argent, soit par l’intermédiaire d’entreprises telles ITT, soit par des particuliers fortunés ou par des fondations. La seconde consistait à formater les directions de ces groupes écrans, et en faisant ensuite prêter aux dirigeants le serment du secret.

Wilford explique comment ces serments étaient prêtés à l'Association nationale des étudiants (NSA), contrôlée par la CIA. « Lorsque la CIA jugeait nécessaire d'informer un responsable de bonne foi [ignorant le contrôle de la CIA] de l'origine du financement de l’organisation, elle organisait une réunion entre l’individu en question, un collègue qui était au courant, et un ancien responsable de la NSA devenu agent de la CIA. Sur un signal convenu à l’avance, le responsable au courant quittait la pièce. L’agent de la CIA (encore identifié comme étant un ex-NSA) expliquait que le responsable de bonne foi devait prêter serment de discrétion avant d’être mis au courant de secrets vitaux. Après que le responsable ait signé un engagement formel, l’agent révèlait alors que la CIA jouait un rôle dans les affaires de l'association. »

Les serments étaient pour de vrai. Une violation était passible d’une peine de prison de 20 ans. Plus tard, certains des collaborateurs dénoncèrent l’opération comme étant un piège et qu'ils avaient « été induits en erreur lors de l’entrée en relation avec la CIA. » D’autres ont exprimé un accord politique et/ou l’ont considéré comme une bonne opportunité de carrière. 

Les origines des groupes écrans de la CIA 

Wilford retrace les origines des groupes secrets financés par la CIA à la réorganisation de l’Etat effectuée sous le président Harry S. Truman. Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis étaient la force économique, politique et militaire dominante, la classe dirigeante américaine a vite cherché à profiter de cette position pour asseoir son hégémonie mondiale. 

 
Truman signe la loi qui créa la CIA et le Conseil de sécurité nationale (NSC)

Truman a restructuré les forces armées et le renseignement américains pour mener la Guerre froide, selon sa stratégie géopolitique surnommée « Doctrine Truman ». Le Congrès, grâce au National Security Act de 1947, avait établi la CIA, le premier appareil de renseignement permanent aux Etats-Unis, et le Conseil de sécurité nationale (NSC). Dès ses débuts, une controverse opposa ceux qui disaient que la CIA devait se limiter à la collecte d'informations, et ceux qui disaient qu'elle devait aussi mener des actions secrètes.

Les « interventionnistes » (pro-action secrète) l’emportèrent, explique Wilford. George Kennan, le diplomate auteur de la doctrine de l’« endiguement » (« containment ») face à l’URSS, affirmait que les politiciens devaient surmonter l’« attachement populaire au concept d’une différence fondamentale entre la paix et la guerre » et adopter les actions secrètes comme partie intégrante de leur stratégie mondiale.

 
George F. Kennan, défenseur des actions secrètes de la CIA

Kennan préconisait des activités paramilitaires secrètes et la création de « comités de libération » afin d’encourager des activités antisoviétiques par des « éléments autochtones anticommunistes » dans des « pays menacés du monde libre ». Selon Wilford, ces idées « ont guidé toutes les opérations de première ligne des Etats-Unis durant premières cinq années de la Guerre froide ».

La première cible du recrutement secret furent les émigrés d’Allemagne, d’Europe de l’Est et d’URSS. Wilford cite l'Opération « PAPERCLIP », l’acheminement vers les USA d’ancies Nazis disposant d’un savoir-faire militaire ou technique. Il relève le recours aux services du général nazi Reinhard Gehlen, le chef du renseignement militaire d’Hitler sur le front Est, dont le réseau fut « incorporé » au renseignement américain, puis au renseignement allemand.

La fâcheuse tendance de Wilford de laver l’impérialisme américain réduit la force de ses divulgations, notamment de celle du lien avec Gehlen. Wilford en fait une narration plutôt sèche, mais Joseph Trento, auteur de The Secret History of the CIA, décrit les faits ainsi :

« … Gehlen convainquit [Alan] Dulles [le premier directeur civil de la CIA, anciennement du Bureau des services stratégiques (OSS) et du Bureau de coordination politique (OPC)] que les Etats-Unis devaient garantir la protection de milliers de nazis de haut rang… ‘Rien n’est plus important que de recruter ces nazis enfuis dans le monde entier… Vous devez vous rappeler qu’on les considérait comme les anticommunistes les plus déterminés… les autorités américaines étaient prêtes à recruter n’importe quel nazi jugé utile… » 

Trento cite Robert T. Crowley, qui a joué un rôle significatif dans la gestion des nazis pour Washington. Trento conclut par l’appréciation suivante : « Ce partenariat entre les ex-nazis et l’OSS/CIA a dominé les activités antisoviétiques américaines pendant trois décennies. » [5]

Wilford n’est pas prêt à avancer de telles évaluations générales, mais il peut dévoiler et d’exposer les détails des réseaux complexes montés par la CIA. Ceci est particulièrement convaincant lorsqu’il remonte la piste de l’argent, un aspect solide de The Mighty Wurlitzer et qui est de toute évidence le résultat de recherches assidues.

Wilford montre comment la formule de financement du Comité national pour une Europe libre (NCFE, créé par la CIA en 1949) est devenue un prototype. On présentait le NCFE comme une organisation humanitaire et indépendante, montée par des citoyens américains afin de secourir des réfugiés d’Europe de l’Est. En fait, elle était dirigée par la CIA.

Afin de justifier les bureaux cossus et les comptes en banque bien garnis du NCFE, on monta une campagne de collecte de fonds, la Croisade pour la liberté (« Crusade for Freedom »). Les fonds recueillis ne servaient pas à couvrir les dépenses, payées par la CIA, mais à éviter que sa richesse ne soulève des questions. L’expérience des campagnes du Conseil de la publicité de guerre, qui avait « renforcé le moral des civils » lors de la Seconde Guerre mondiale, servit ensuite à « vendre » la Guerre froide. C’est de là que Radio Free Europe (Radio Europe libre) est finalement issue.

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Ad for Radio Free Europe

Le NCFE fut la première d’une centaine d’organisations de ce genre à apparaître en Europe de l’Est. Elles ont soutenu des projets « scientifiques », leur propre maison d’édition, et une multitude de conseils nationaux de minorités ethniques aux Etats-Unis. Elles ont aussi acheminé de l’argent à des organisations pro-fascistes « telles l’Assemblée des nations européennes captives » de Brutus Coste.

La CIA a poursuivi en ciblant davantage de groupes d’adversaires idéologiques potentiels. Ce compte-rendu examinera quelques unes de ces opérations afin de donner une idée de l’ampleur et de la portée de la crainte de la révolution sociale éprouvée par le gouvernement américain et de la préoccupation de la CIA d’encourager l’anticommunisme.  
Les journalistes
 
Aujourd'hui, la suppression d’informations et la collusion de journalistes avec la CIA passent à peine pour une révélation. Néanmoins, le livre met en exergue la profondeur de cette relation depuis le tout début des opérations de la CIA.

En 1977, Carl Bernstein a calculé que depuis 1952, quelques 400 journalistes avaient travaillé pour la CIA. Mais Wilford écrit correctement que le nombre de journalistes qui écrivaient de la propagande gouvernementale était bien moins important que la collaboration institutionnelle entre la CIA et les grands médias.

L’auteur indique qu’Arthur Hays Sulzberger, l'éditeur du New York Times, était un ami proche du directeur de la CIA Allen Dulles et avait signé un accord secret avec l’agence. En vertu de cet arrangement, le Times a fourni des couvertures de journaliste ou de correspondants à au moins dix agents de la CIA ; le Times encourageait aussi ses employés à faire de l'espionnage. Dulles entretenait des relations avec les médias, qu'il considérait être d’excellentes sources d’informations à l’étranger.

Selon Wilford, le chef des informations de la chaîne Columbia Broadcasting System appelait si souvent le quartier général de la CIA que, lassé d'avoir à quitter son bureau pour passer l'appel, il a fait installer une ligne privée pour contourner le standard téléphonique.

Une troisième voie de diffusion des « informations » de la CIA étaient les agences de presse, dont l’Associated Press et l’United Press International, ainsi que l’opération interne de la CIA, la « Forum World Features. »

Il y avait aussi les magazines. Tout comme le New York Times, le Time de Henry Luce fournissait aux agents de la CIA des cartes de presse. Selon, Wilford « en général… la collaboration était si réussie qu’il était difficile de dire exactement où se terminait le réseau de renseignement outre-mer de Luce et où celui de la CIA commençait. »

Il y avait aussi les services indispensables à l’Association des journalistes américains (ANG), le syndicat des journalistes. L’ANG fut un membre fondateur de la Fédération internationale des journalistes, une fédération de syndicats anticommunistes établie en 1952 à Bruxelles pour s’opposer à la Fédération internationale des journalistes, marquée à gauche.

Financée par les syndicats américains mais lancée par la CIA, l’ANG a monté une campagne destinée aux journalistes africains et asiatiques. Un de ses représentants dirigeait l’Inter-American Federation of Working Newspapermen’s étroitement liée au front syndical de la CIA en Amérique latine, l’Institut américain pour le développement libre du travail (AIFLD). Ces groupes prodiguaient un grand nombre de services gratuits, techniqus ou éducationnels, financés par des fondations intermédiaires liées à la CIA. 

Les étudiants 

Redoutant l’attraction qu’exerçait le socialisme sur les jeunes, la CIA a établi dès le début une présence sur les campus universitaires. En 1947, elle a formé l'association nationale des étudiants (NSA) des Etats-Unis, et ensuite un service international estudiantin d’information, afin de doter le NSA d'attaches à l’étranger. Wilford décrit comment la CIA a formé et passé au crible tous les agents du NSA. Beaucoup d'entre eux ont ensuite poursuivi des carrières à la CIA.

La NSA animait des séminaires annuels sur les relations internationales et octroyait des bourses à des étudiants venus de « pays en voie de développement », ainsi que pour de longs voyages à l’étranger. En 1967, elle comptait 400 organisations sur les campus américains.

La CIA et le NSA ont aussi parrainé des festivals internationaux de jeunesse pour « sauver la jeunesse du tiers monde des griffes des propagandistes communistes. » Gloria Steinem fut l’icône féministe à la tête de cette opération. Elle avait accepté un poste rémunéré comme directrice de l’Independent Service for Information, « une opération de la CIA du début à la fin, » selon Wilford, et mise en œuvre « sciemment. » Parmi ses compatriotes y figurait Zbigniew Brzezinski, un diplômé de Harvard qu’elle décrivait comme « un membre vedette de l’Independent Service », et qui allait deveinr un des principaux stratèges de l'impérialisme américain. 

 
Gloria Steinam, 1987

Dans une partie très pertinente de The Mighty Wurlitzer, Wilford explique comment les professeurs, notamment des universités d’élite « Ivy League », ont servi de recruteurs pour l’agence. L’auteur s concentre sur les activités de William Y. Elliott de Harvard, un professeur du département du gouvernement qui était aussi le doyen de la célèbre Ecole d’été de Harvard.

Elliott a activement « branché » des étudiants choisis dans les opérations de la CIA. Il a utilisé la prestigieuse Ecole d’été pour élargir le recrutement international de la CIA. Parmi les diplômés de Harvard « encadrés » par Elliott se trouvait Henry Kissinger, qui a joué un rôle éminent dans les cours d’été et qui s’en est servi pour entamer sa carrière gouvernementale.

Dans sa conclusion, l’auteur écrit que ces opérations universitaires ne sont de toute évidence pas terminées, mais sont en hausse. Il donne l’exemple des résultats de la commission Church (Church Committee) [6] de l’« utilisation opérationnelle » par la CIA d’universitaires individuels, dont « des rôles de premier plan et des mises en contact à des fins de renseignement, de collaboration dans le domaine de la recherche et de l’analyse, de collecte de renseignements à l’étranger et de la préparation de livres et autre matériel de propagande. » 

Les syndicats: l'AFL-CIO et l’« AFL-CIA » 

Les opérations anticommunistes menées en Europe par le syndicat American Federation of Labor ont débuté en 1944 avec le Comité des Syndicats Libres (FTUC). Le FTUC était financé par le syndicat américain de la confection féminine (International Ladies’ Garment Workers’ Union) dirigé par David Dubinska, et géré par Jay Lovestone, l’ancien secrétaire national du Parti communiste américain devenu anticommuniste, et par son protégé Irving Brown. Brown avait travaillé pour l’OSS durant la Seconde Guerre mondiale. Lorsque l’OSS fut dissout, Brown et Lovestone ont dirigé ses opérations, en se vantant que « nos relations et nos programmes syndicaux ont pénétré tous les pays d’Europe. »

 
Jay Lovestone à droite, rangée arrière

D’ici janvier 1949, le budget du FTUC venait de fonds de la CIA déguisés en dons privés. A la fin de l’année, la part de ses revenus provenant des cotisations ouvrières avait été éclipsée par l’argent de la CIA, blanchi par Lovestone à New York et transféré via divers comptes en banque. L’argent fut versé à des syndicats anticommunistes à travers l'Europe, dont Force ouvrière (né d’une scission d’avec le syndicat CGT dominé par le Parti communiste français, PCF) et le Comité de Vigilance méditerranéen en France, les syndicalistes sociaux-démocrates en Italie, y compris la Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori, et l’Organisation centrale des syndicats finlandais. Il y eut d’autres opérations organisées en dehors de l’Europe, telles l’Alliance centrale syndicale pan-indonésienne.

Il y eut cependant une autre demande de licence. Victor Reuther, le frère du président de l’UAW, Walter, a ouvert un bureau à Paris. Le syndicat de l’automobile UAW, adhérent du CIO et réputé combatif, passait mieux à l’étranger que le « syndicalisme corporatiste » discrédité de l’AFL ; ainsi l’UAW était plus à même de fournir à la CIA des contacts au sein du mouvement ouvrier.

Le début de la fin du parrainage par la CIA de l’AFL eut lieu le 20 novembre1950. Le directeur de l’agence de renseignement, Walter Bedell Smith, et Frank Wisner rencontrèrent Lovestone, le secrétaire-trésorier de l’AFL, George Meany, David Dubinsky, et le vice-président de l’AFL, Matthew Woll, pour décider quelle syndicat mènerait les opérations secrètes de la CIA.

Meany a vigoureusement dénoncé le CIO, en « citant des dates, des noms et des lieux » de l’infiltration de son rival par les communistes, mais en vain. Le directeur adjoint de la CIA, Alan Dulles, a déclaré qu'il « s’intéressait fortement au mouvement syndical » et croyait que le CIO devrait être impliqué dans les opérations secrètes de la CIA.

Les recherches de Wilford montrent le directeur des affaires internationales du CIO, Mike Ross, a acheminé des milliers de dollars de la CIA vers les opérations parisiennes de Victor Reuther. 

Les Afro-Américains 

La répression et les meurtres de militants des droits civiques américains au début des années 1950, avec la diffusion d’images où la police utilisait les chiens et les canons à eau contre des manifestants, ont miné les tentatives de Washington d’étendre son influence en Afrique.

C’était là une préoccupation majeure, alors que l'impérialisme européen se faisait expulser de ses colonies et que le mouvement anticolonial se propageait comme une trainée de poudre. « Dans ce contexte, les agences du gouvernement américain, y compris la CIA, ont commencé à auditionner un peu partout pour le rôle de dirigeants noirs américains qui pourraient brosser un tableau positif des relations raciales de leur pays, et aider les pays africains nouvellement indépendants à se détourner du camp communiste, » écrit Wilford dans le chapitre sur le recrutement d’Afro-Américains par la CIA.

La principale opération fut l’American Society of African Culture (AMSAC). Après une réunion en 1954 au domicile de l’ancien secrétaire exécutif du NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), Walter White, à laquelle participèrent Eleanor Roosevelt et Victor Reuther, on fonda une organisation permanente afin de « minimiser parmi les Africains l’anticolonialisme socialiste en faveur de l’anticommunisme libéral. »

De nombreux Américains qui admirent Richard Wright pour son honnêteté littéraire et sa volonté de mettre à nu la brutalité du racisme furent surpris d’apprendre qu’il avait rejoint le groupe écran de la CIA. Wright s'est présenté à l'ambassade américaine à Paris et offrert ses services pour « combattre les tendances gauchistes » lors d’un congrès international des écrivains et artistes noirs (Congress of Negro Writers and Artists) en 1956. Selon Wilford, il s’était rendu à plusieurs reprises à l’ambassade pour discuter comment « contrecarrer l’influence communiste. »

 
Richard Wright

Wright trouva l’argent et organisa depuis les Etats-Unis une équipe de 5 personnes pour participer au congrès de Paris. Quant à W.E.B. Du Bois, il se vit refuser l’octroi d’un passeport et publia une déclaration cinglante : « Tout Negro-Américain se rendant de nos jours à l’étranger doit… dire ce que le Département d’Etat veut qu’il dise. »

Le groupe de Paris créa la Société africaine de Culture (SAC). La création de l’American Society of African Culture (AMSAC) suivit en juin 1957. Le financement était typique : les fonds de la start-up provenaient de Matthew McCloskey, un magnat du bâtiment de Philadelphie et un avocat de Wall Street, et Bethuel Webster (qui aux années 1950 avait contribué à mettre en place l’American Fund for Free Jurist pour véhiculer les fonds vers l’International Commission of Jurists.)

L’AMSAC avait plusieurs objectifs. Il faisait de la propagande, dont une série de publications très ambitieuses ; il organisa des conférences annuelles auxquelles participait une série de brillants intellectuels, artistes et interprètes noirs (Nina Simone, Lionel Hampton, etc.) ainsi que des festivals parrainés à la fois par les Etats-Unis et l’Afrique.

L'AMSAC a aussi aidé la CIA dans ses tentatives plus impitoyables d'écraser la combativité africaine. Suite au meurtre aux mains de la CIA du président congolais Patrice Lumumba, l’agent de l’AMSAC, Ted Harris, fut muté de son bureau de New York à Léopoldville dans le but « d’entraîner les politiciens locaux dans les techniques administratives occidentales. »

Wright fut finalement déçu. En novembre 1960, il prononça un discours surprenant à l’Eglise américaine de Paris qui dénonçait Washington pour avoir espionné les expatriés et tenté de les museler. « Je dirais que la plupart des mouvements révolutionnaires à l'Occident sont parrainés par des gouvernements, » a dit Wright au public. « Ils sont lancés par des agents provocateurs dans le but d’organiser les mécontents pour que le gouvernement puisse garder un œil sur eux. » Il laissa entendre qu'il ferait de nouvelles révélations à venir, puis mourut dans une clinique parisienne quelques semaines plus tard à l’âge de 52 ans. Selon l’auteur, des rumeurs circulèrent qu’il avait été assassiné.

La dernière opération menée avec succès par l’AMSAC fut une vaste tournée du défenseur des droits civiques James Farmer en Afrique, destinée à contrer l’impact des visites précédentes de Malcom X. Ave l’aide de Carl T. Rowan, le premier Afro-Américain à siéger au Conseil de sécurité nationale, Farmer arriva en janvier 1965 en Afrique. Il se rendit dans neuf pays, eut des entretiens avec presque tous les chefs d’Etat, donna des cours aux étudiants, rencontra des membres du parlement et intervint devant les syndicats. 

Les femmes 

Entre 1952 et 1966, la CIA finança et coordonna un groupe secret de femmes, le Committee of Correspondence (Comité de correspondance), avec une devise bien ironique : « La vérité vous rendra libre. » (« The Truth Shall Make You Free. »)

Au départ, le groupe débitait de l’anticommunisme primaire, avec des communiqués et des bulletins qui accusaient l’URSS de contraindre les femmes à travailler pour que l’Etat puisse exercer « un contrôle absolu sur l’enfant », etc. Les inquiétudes de l'Etat quant au mouvement anticolonial montait, toutefois, et le comité organisa des activités en Iran, en Afrique et en Amérique du Sud.

Cette initiative concordait avec le projet du gouvernement Eisenhower d’humaniser l’image américaine (développé ensuite par le Corps de la Paix -Peace Corps- créé par John F. Kennedy en 1961) tout en renforçant le consensus de la Guerre froide à l’intérieur des USA. Ceci n’empêcha pas le comité d’exécuter une série de « missions spéciales » pour surveiller et établir des rapports sur les conférences de paix appuyées par le Parti communiste.

Wilford cite l’évaluation de la CIA de l’importance stratégique croissante des femmes aux années 1950, notamment dans l’éducation. « Il est évident que les femmes sont maintenant un facteur très important dans l’édification de la nation qui se passe dans une grande partie du monde, » aurait déclaré un agent du renseignement. Les réseaux créés par les comités de correspondance étaient considérés comme relevant d’une astucieuse tactique de la Guerre froide et la base des futures opérations de renseignement.

Tout comme de nombreux autres fronts de travail de la CIA, le comité fut généreusement financé par une série de fondations et de groupes patronaux, dont : le Dearborn Foundation, l’Asia Foundation, le J. Frederick Brown Foundation, le Florence Foundation, le Hobby Foundation et le Pappas Charitable Fund. 

Les artistes 

La CIA était très préoccupée par un grand nombre d’artistes. La Grande dépression avait discrédité le capitalisme et l’épanouissement de la culture après la Révolution russe avait influencé le monde entier. La CIA voulait contrecarrer l’excellence du cinéma, de la dance, de l’art, de la musique, du théâtre et de l’architecture soviétiques ainsi que la revendication de l’URSS d’être l'héritierdes Lumières en Europe. La CIA s’est efforcée de dépeindre l’art américain comme le terreau des impulsions les plus créatrices de la culture moderne.

Cette initiative fut en effet un grand défi, particulièrement vu le conformisme philistin et petit bourgeois de l’élite américaine (moqué par le terme « Babbitry »). The Mighty Wurlitzer signale la célèbre expression de Harry Truman concernant l’oeuvre de Yasuo Kuniyoshi: « Si ça c’est de l’art, moi je suis un hottentot. »

L’agence avait fondé en 1950 le Congrès pour la liberté de la culture (CCF), qui a financé un nombre sans précédent de prix littéraires, d’expositions d’art et de festivals de musique. A son apogée, il avait des bureaux dans 35 pays et publiait plus d’une vingtaine de magazines, dont le magazine littéraire Encounter, édité par le néoconservateur Irving Kristol (qui a également bénéficié du soutien de MI6). La Fondation Ford a aussi financé le CCF.

La CIA oeuvra pour obtenir des contrats d’édition pour ses écrivains encartés aux maisons d’édition auxquelles participait l’agence, dont la maison d’édition Frederick A. Praeger. Wilford a particulièrement tenu à documenter le soutien financier de l’agence pour Partisan Review qui fut initialement l’organe culturel du Parti communiste pour devenir antistalinien plus tard, flirtant avec le trotskysme avant de s’aligner sur la « gauche non conformiste » et les néoconservateurs James Burnham et Sidney Hook.

Le livre de Frances Stonor Saunders de 1999 Who Paid the Piper, partiellement racontédans The Mighty Wurlitzer, met en évidence la protection par la CIA de l’expressionnisme abstrait aux Etats-Unis. Wilford décrit le genre d’entreprise publique-privée qui faisait ce travail, qui impliquait généralement le Musée d’Art moderne (MoMa) Rokefeller et le CCF. Entre autres, les peintures de Jackson Pollock, Mark Rothko et de Franz Kline furent promues comme étant lantithèse du réalisme soviétique et la soi-disant preuve que le capitalisme était mieux à même de promouvoir la culture.

Evoquant le « ‘cordon ombilical en or’ qui unit l’espion et l’artiste, » Wilford explique en détail toute une série d’activités. L’un des grands projets était le « Hollywood consortium », un groupe informel mais influent d’acteurs et de magnats du cinéma qui travaillaient avec la CIA, dont John Ford, John Wayne, Darryl Zanuck et Cecil B. DeMille. Les Studios Paramount disposaient de leur propre agent interne de la CIA qui se consacrait à censurer certains films et à en saboter d’autres. (En même temps, la liste noire anticommuniste à Hollywood détruisait des carrières et des vies.)

The Mighty Wurlitzer démontre comment le gouvernement américain a dépensé des millions de dollars, sur des décennies, pour miner la pensée socialiste et donner àl’anticommunisme un nouveau visage culturel, social et humanitaire.

Dans le dernier chapitre, l’auteur écrit que les groupes écrans de la CIA sont toujours vivants et se portent bien. Il cite des rapports qui relient le best-seller Reading Lolita in Tehran: A Memoir in Books aux efforts visant à recourir à l’artifice des « droits de la femme » pour préparer l’opinion publique à une éventuelle invasion américaine de l’Iran.

Le principal inconvénient du livre est le décalage entre les opérations secrètes et leur objectif politique. L’on pourrait lire la plus grande partie du livre et conclure que le gouvernement américain était simplement hypocrite, antidémocratique et manipulateur.

Le lecteur doit garder à l’esprit les conséquences épouvantables des activités de la CIA partout dans le monde – les millions de morts, les attaques contre la démocratie, la mise en place de despotes et d’oligarques par des coups. On ne voit jamais d'allusion à ces sales opérations dans The Mighty Wurlitzer.

L’auteur, tout en dévoilant les activités de l’impérialisme américain, ne cesse de les édulcorer. C’est un partisan journalistique du gouvernement américain. Sa conclusion, intimement liée au libéralisme américain, est que les groupes écrans secrets, qui sont en désaccord avec une démocratie américaine par ailleurs est en bonne santé, ont « entaché » la réputation des Etats-Unis et occasionné divers retours de manivelle.

Quoiqu’il en soit, malgré ces insuffisances graves, l’auteur doit être reconnu pour être un journaliste d’investigation opiniâtre au vu de « la chape du secret officiel qui entoure encore actuellement » les opérations secrètes. En fait, après que plus de 50 ans se soient écoulés, le gouvernement refuse de divulguer les dossiers concernant ces opérations.

Les lecteurs d’aujourd’hui du The Mighty Wurlitzer traversent une période durant laquelle les Etats-Unis sont allés bien au-delàde ces efforts pour censurer et manipuler l'opinion. Sous nos yeux, les tribunaux et l'Etat –y compris l’appareil militaire et du renseignement qui ne cesse de croître –réduisent ànéant l’ensemble du cadre des droits légaux et démocratiques gagnés après des siècles de lutte.

La capacité du livre d’apporter un témoignage des activités farouchement antidémocratiques et réactionnaires de la CIA à une période antérieure souligne les craintes grandissantes et légitimes ressentie de nos jours par la bourgeoisie face au pouvoir révolutionnaire de la véritable pensée socialiste.

Les notes

1. Les brutales opérations secrètes de la CIA couvrent la période qui démarre peu après sa création en 1947 – du coup d’Etat syrien de 1949 (dans l’intérêt de la construction du Trans-Arabian Pipeline) au renversement en 1953 du premier ministre iranien Mohammed Mossadegh (qui avait menacé de nationaliser l’industrie pétrolière iranienne, alors sous le contrôle de l’Aglo-Iranian Oil Company, maintenant BP), à l’éviction en 1954 du président Jacobo Arbenz au Guatemala (qui avait menacé les exploitations de l’United Fruit Company), à la chute et au meurtre subséquent du premier ministre congolais et dirigeant anticolonialiste Patrice Lumumba, jusqu’au coup militaire du général Suharto et le massacre de près d’un million d’Indonésiens entre 1965 et 1966, au « coup d’Etat de Canberra » en 1975 avec l’éviction du gouvernement travailliste en Australie, en passant par le coup d’Etat fasciste de 1973 au Chili, et la déstabilisation des décennies durant de l’Irak, au déploiement d’armées privées en Afghanistan et au Pakistan jusqu’au parrainage par la CIA des fascistes qui sont actuellement à l’œuvre en Ukraine.

2. Plus de sept millions de travailleurs américains ont participé à la grande vague de grèves de 1945-46. Ces grèves se déroulèrent dans des milliers de lieux de travail, avec des grèves générales dans des villes entières. Quatre-vingt usines de General Motors furent touchées dans 50 villes. En à peine plus de 18 mois, 144 millions de journées de travail furent perdues.

3. Cité par Wilford dans, « In From the Cold: After Sept 11, the CIA Becomes a Growing Force on Campus, » Wall Street Journal, 4 octobre 2002

4. Cf. l’explication approfondie de l’effondrement du libéralisme américain au chapitre 3 de La Révolution russe et le XXe siècle inachevé (The Russian Revolution and the Unfinished Twentieth Century) par David North, Mehring Books 2014.

5. Trento, Joseph J., L’histoire secrète de la CIA (The Secret History of the CIA), Carroll & Graf Publishers, New York, 2001, p 23.

6. Entre 1975 et 1976, la commission sénatoriale présidée par le sénateur américain Frank Church avait enquêté sur les activités illégales de la CIA, du NSA et du FBI après le scandale du Watergate. Un grand nombre de rapports de la commission sont encore classés secrets. Parmi les affaires examinées, figurent les tentatives du gouvernement américain d’assassiner Patrice Lumumba, Rafael Trujillo et les frères Diem au Vietnam. La commission Church a aussi divulgué l’opération du FBI surnommée COINTELPRO, qui servit à infiltrer et à espionner le Socialist Workers Party, le Parti communiste, le Black Panther Party et de nombreux groupes de gauche.

(Article original paru le 17 août 2015)

mercredi 17 juillet 2024

Comment les États-Unis mènent la bataille culturelle pour gagner les cœurs et les esprits (Gabriel Rockhill)

 Source: https://investigaction.net/comment-les-etats-unis-menent-la-bataille-culturelle-pour-gagner-les-coeurs-et-les-esprits/

Zhao Dingqi : Pendant la Guerre froide, comment la Central Intelligence Agency (CIA) a-t-elle mené la « guerre froide culturelle » ? Quelles activités le Congrès pour la liberté culturelle de la CIA a-t-il menées ? Quel en a été l’impact ?

Gabriel Rockhill : La CIA a entrepris, avec d’autres agences d’État et des fondations sponsorisées par les grandes entreprises capitalistes, une guerre froide culturelle aux multiples facettes visant à contenir le communisme – et finalement à le faire reculer et à le détruire. Cette guerre de propagande avait une portée internationale et incluait de nombreux et différents aspects. Je n’en aborderai que quelques-uns ici. D’emblée, il est important de noter, cependant, que malgré sa portée étendue et les ressources considérables qui lui étaient consacrées, de nombreuses batailles ont été perdues tout au long de cette guerre. Pour ne prendre qu’un exemple récent qui montre comment ce conflit se poursuit encore aujourd’hui, Raúl Antonio Capote a révélé dans son livre de 2015 qu’il a travaillé pendant des années pour la CIA dans ses campagnes de déstabilisation à Cuba ciblant les intellectuels, les écrivains, les artistes et les étudiants. L’agence gouvernementale bien connue sous le nom de « the Company » avait sournoisement recruté le professeur cubain en lui promettant de sales tours. Mais Capote s’en prenait à des maitres-espions sûrs d’eux : c’était un agent double qui travaillait sous couverture pour le renseignement cubain1.Ce n’est qu’un signe parmi tant d’autres que la CIA, malgré ses diverses victoires, mène finalement une guerre difficile à gagner : elle tente d’imposer un ordre mondial hostile à l’écrasante majorité de la population globale.

Une des pièces maitresses de la guerre froide culturelle a été le CCF (Congress for Cultural Freedom – Congrès pour la liberté culturelle), qui s’est révélé en 1966 comme étant une façade de la CIA2. Hugh Wilford a effectué des recherches approfondies sur le sujet, il a décrit le CCF comme l’un des plus grands mécènes de l’art et de la culture de l’histoire du monde3. Créé en 1950, le CCF a promu sur la scène internationale les travaux d’universitaires collaborationnistes tels que Raymond Aron et Hannah Arendt, contre ceux de leurs rivaux marxistes, notamment Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Le CCF possède des bureaux dans trente-cinq pays, mobilise une armée d’environ 280 salariés, publie ou soutient une cinquantaine de revues prestigieuses à travers le monde et organise de nombreuses expositions artistiques et culturelles, ainsi que des concerts et festivals internationaux. Au cours de son existence, il a également organisé ou parrainé quelque 135 conférences et séminaires internationaux, en collaboration avec un minimum de 38 institutions, et publié au moins 170 livres. Son service de presse « Forum Service »  a diffusé gratuitement et dans le monde entier les reportages de ses intellectuels vénaux en douze langues, touchant six cents journaux et quelque cinq millions de lecteurs. Ce vaste réseau mondial était ce que son directeur Michael Josselson appelait – dans une expression qui rappelle la mafia – « notre grande famille ». Depuis son siège parisien, le CCF disposait d’une chambre d’écho internationale pour amplifier la voix des intellectuels, artistes et écrivains anticommunistes. En 1966, son budget était de 2.070.500 dollars, ce qui correspond à 19,5 millions de dollars en 2023.

Cependant, la « grande famille » de Josselson n’était qu’une petite partie de ce que Frank Wisner de la CIA appelait son « puissant Wurlitzer » (une marque de pianos électriques et de juke-boxes très à la mode à une certaine époque) : ce juke-box international générait des programmes médiatiques et culturels contrôlés par la Compagnie. Quelques exemples du cadre gargantuesque de cette guerre psychologique : Carl Bernstein a rassemblé de nombreuses preuves pour démontrer qu’au moins une centaine de journalistes américains ont travaillé clandestinement pour la CIA entre 1952 et 19774. À la suite de ces révélations, le New York Times a entrepris une enquête pendant trois mois et a conclu que la CIA « a intégré plus de 800 personnes et organisations du monde de l’information5» Ces deux reportages ont été publiés dans les cercles de l’establishment des journalistes qui opéraient dans les mêmes réseaux qu’ils analysaient, et il est donc probable que ces estimations soient faibles.

Arthur Hays Sulzberger, directeur du New York Times de 1935 à 1961, a travaillé si étroitement avec l’Agence qu’il a signé un accord de confidentialité (le plus haut niveau de collaboration). La Columbia Broadcasting Company (CBS) de William S. Paley était sans aucun doute le plus grand atout de la CIA dans le domaine de la diffusion audiovisuelle. L’agence de renseignement a travaillé en si étroite collaboration avec cette chaîne qu’elle a installé une ligne téléphonique directe vers le siège de la CIA sans passer par son standard central. Time Inc. de Henry Luce était son collaborateur le plus puissant dans la presse hebdomadaire et mensuelle (cela inclut le Time – où Bernstein travailla plus tard – Life, Fortune, et Sports Illustrated). Luce a accepté d’embaucher des agents et des journalistes de la CIA, une couverture devenue très courante. Comme nous le savons grâce au « Groupe de travail pour une plus grande ouverture de la CIA » mis sur pied par le directeur de la CIA Robert Gates en 1991, ce genre de pratiques s’est poursuivi sans relâche après les révélations mentionnées ci-dessus : « Le bureau des affaires publiques du PAO [Public Affairs Office – de la CIA] entretient désormais des relations avec des journalistes de tous les pays, principaux services de presse, journaux, hebdomadaires d’information et réseaux de télévision du pays. Dans de nombreux cas, nous avons persuadé les journalistes de retarder, de modifier, de retenir  ou même d’abandonner leurs reportages 6. »

La CIA a également pris le contrôle de l’American Newspaper Guild et est devenue propriétaire de services de presse qu’elle utilisait comme couverture pour ses agents7. Elle a placé des fonctionnaires dans d’autres services de presse, comme LATIN, Reuters, Associated Press et United Press International. William Schaap, un expert en désinformation gouvernementale, a déclaré que la CIA « possédait ou contrôlait quelque 2.500 entités médiatiques partout dans le monde ». En outre, ses collaborateurs, qui allaient des simples pigistes aux journalistes et rédacteurs en chef les plus en vue, étaient présents dans pratiquement toutes les grandes organisations.8 « Nous avions à tout moment au moins un journal dans chaque capitale étrangère », a déclaré  un agent de la CIA au journaliste John Crewson. Par ailleurs, la même source a relaté : « Les organes que l’agence ne possédait pas ou ne subventionnait pas directement étaient infiltrés par des agents rémunérés ou des officiers de carrière qui pouvaient faire imprimer des articles utiles à l’agence et ne pas imprimer ceux qu’elle jugeait nuisibles9». À l’ère du numérique, ce processus s’est poursuivi, bien entendu. Yasha Levine, Alan MacLeod et d’autres universitaires et journalistes ont détaillé l’implication considérable de l’agence US en charge de la sécurité nationale dans les domaines de la grande technologie et des réseaux sociaux. Ils ont démontré, parmi d’autres choses, que des opérateurs majeurs du renseignement occupent des postes clés chez Facebook, X (Twitter), Tik Tok, Reddit, et Google 10.

Par ailleurs, la CIA a profondément infiltré le renseignement professionnel. Lorsque le « Comité Church » a publié son rapport de 1975 sur la communauté du renseignement américain, l’Agence a admis qu’elle était en contact avec « plusieurs milliers » d’ académiciens dans « des centaines d’institutions universitaires » – et aucune réforme depuis ne l’a empêchée de poursuivre ou d’étendre cette pratique, comme le confirme le mémorandum Gates de 1991 mentionné plus haut11.  Les Instituts de la Russie de Harvard et de Columbia, comme le Hoover Institute de Stanford et le « Center for International Studies  – Centre d’Etudes Internationales » du MIT (Massachussetts Institute of Technology) ont été développés avec le soutien et la supervision directs de la CIA12. Un chercheur de la «  New School of Social Research – Nouvelle École de Recherche sociale » a récemment attiré mon attention sur une série de documents confirmant que l’odieux projet MKULTRA de la CIA menait des recherches dans quarante-quatre collèges et universités (au moins), et nous savons qu’au moins quatorze universités ont participé à la tristement célèbre «Operation Paperclip – Opération Agrafe», qui a fait venir quelque 1600 scientifiques, ingénieurs et techniciens nazis aux États-Unis 13. MKULTRA, pour ceux qui ne le connaissent pas, était l’un des programmes de l’Agence qui s’engageait dans des expériences sadiques de lavage de cerveau et de torture au cours desquelles les sujets ont reçu – sans leur consentement – de fortes doses de drogues psychoactives et d’autres produits chimiques en combinaison avec des électrochocs, de l’hypnose, des privations sensorielles, des abus verbaux et sexuels ainsi que d’autres formes de torture.

La CIA est également profondément impliquée dans le monde de l’art. Par exemple, elle promouvait l’art américain, en particulier l’Expressionnisme abstrait et la scène artistique new-yorkaise, contre le Réalisme socialiste14. Elle a financé des expositions d’art, des représentations musicales et théâtrales, des festivals d’art internationaux et bien plus encore, dans le but de diffuser ce qui était présenté comme l’art libre de l’Occident. L’Agence a travaillé en étroite collaboration avec de grandes institutions artistiques dans ce but. Pour ne prendre qu’un seul exemple révélateur, l’un des principaux officiers de la CIA impliqués dans la guerre froide culturelle, Thomas W. Braden, était le secrétaire exécutif du MoMA (Museum of Modern Arts – Musée d’Art Moderne) avant qu’il rejoigne l’Agence. Nelson Rockfeller a également été président du MoMA. Mais il a aussi été le principal coordinateur des opérations clandestines de renseignement et a permis que le Fonds Rockfeller soit utilisé comme un canal financier par la CIA. Parmi les directeurs du MoMA, on retrouve également René d’Harnoncourt, qui avait travaillé sous les ordres de Nelson Rockefeller dans le bureau d’Amérique latine de l’agence de renseignement. John Hay Whitney du musée éponyme et Julius Fleischmann siégeaient également au conseil d’administration du MoMA. Le premier avait travaillé pour l’organisation qui a précédé la CIA, l’Office of Strategic Services (OSS). Et il avait permis que son organisme de bienfaisance soit utilisé comme canal financier de la CIA. Quant à Fleischmann, il a été président de la Fondation Farfield de la CIA. Notons aussi William S. Paley. Président de CBS, il était l’un des principaux concepteurs des programmes US de guerre psychologique, y compris ceux de la CIA. Paley faisait partie du conseil d’administration du programme international du MoMA. Comme le montre ce réseau de relations, la classe dirigeante capitaliste travaille en étroite collaboration avec la sécurité nationale de l’État américain afin de contrôler étroitement l’appareil culturel.

De nombreux livres ont été écrits sur l’implication de l’État américain dans l’industrie du divertissement. Mathew Alford et Tom Secker ont documenté que le ministère de la Défense y a participé – avec des droits de censure complets et absolus – pour 814 films au minimum. La CIA s’y est investie dans 37 et le FBI dans 22 au moins.15 Pour ce qui concerne les émissions de télévision, dont certaines sont diffusées depuis longtemps, le ministère de la Défense en totalise 1.133, la CIA 22, et le FBI 10. Au-delà de ces cas quantifiables, il y a bien sûr le rapport qualitatif entre la sécurité nationale et Tinseltown (nom informel pour désigner Hollywood). John Rizzo l’expliquait en 2014 : « La CIA entretient depuis longtemps un rapport privilégié avec l’industrie du divertissement, consacrant une attention élevée à l’établissement de relations avec les membres hollywoodiens – les dirigeants des studios, les producteurs, les réalisateurs et les acteurs de renom.16» Rizzo a été avocat adjoint et avocat général par intérim de la CIA pendant les neuf premières années de la guerre contre le terrorisme, période pendant laquelle il a été étroitement impliqué dans la supervision des programmes mondiaux des suspects terroristes interrogés secrètement, de torture et d’assassinats par drones ; il était bien placé pour comprendre comment l’industrie culturelle pourrait fournir une couverture à la boucherie impériale.

Ces activités et bien d’autres révèlent l’une des principales caractéristiques de l’empire américain : c’est un véritable empire du spectacle. L’un de ses principaux points de focalisation a été la guerre pour les cœurs et les esprits. À cette fin, il a mis en place une vaste infrastructure mondiale afin de s’engager dans une guerre psychologique internationale. Le contrôle quasi absolu qu’il exerce sur les grands médias a été clairement visible dans la récente campagne visant à obtenir un soutien à la guerre par procuration des États-Unis contre la Russie en Ukraine. Il en va de même pour sa virulente propagande contre la Chine 24h/24 et 7/7. Néanmoins, grâce au travail de nombreux militants courageux et au fait qu’il oeuvre contre la réalité elle-même, l’empire du spectacle est incapable de contrôler totalement le récit17 .

Z D : Vous mentionnez dans un de vos articles que les agents de la CIA étaient friands des théories critiques en français de Michel Foucault, Jacques Lacan, Pierre Bourdieu et d’autres. Quelle est la raison de ce phénomène ? Comment évalueriez-vous la Théorie Critique Française ?

G R : Une ligne de combat importante dans la guerre culturelle contre le communisme a été la guerre intellectuelle mondiale, qui est le sujet d’un livre que je termine actuellement pour « Monthly Review Press ». La CIA a joué un rôle très important, tout comme d’autres agences gouvernementales et les fondations de la classe dirigeante capitaliste. L’objectif global a été de discréditer le marxisme et de saper le soutien aux luttes anti-impérialistes, ainsi qu’au socialisme existant réellement.

L’Europe occidentale a toujours été un champ de bataille particulièrement important. Les États-Unis sont sortis de la Seconde Guerre mondiale comme une puissance impériale dominante. Afin d’essayer d’exercer une hégémonie mondiale, ils avaient l’intention d’engager les anciennes grandes puissances impérialistes d’Europe occidentale comme partenaires soumis (ainsi que le Japon à l’Est). Toutefois, cela s’est avéré particulièrement difficile dans des pays comme la France et l’Italie qui disposaient de partis communistes solides et dynamiques. La sécurité nationale des États-Unis a de ce fait lancé une attaque sur plusieurs fronts pour infiltrer les partis politiques, les syndicats, les organisations de la société civile et les principaux médias d’information18.Elle a même mis en place des armées secrètes de soutien à qui elle a fourni des éléments fascistes et avec lesquelles elle a élaboré des plans pour des coups d’État militaires si jamais les communistes parvenaient au pouvoir par les urnes. Ces armées ont ensuite été activées pendant la stratégie de tension d’après 1968: elles ont commis des attaques terroristes contre la population civile pour les imputer aux communistes.19

Sur le plan intellectuel plus explicitement, l’élite américaine aux commandes a soutenu la création de nouveaux établissements d’enseignement et de réseaux internationaux de production de connaissances résolument anticommunistes dans l’espoir de discréditer le marxisme. Elle a apporté un soutien – c’est-à-dire une promotion et une visibilité – à des intellectuels ouvertement hostiles au matérialisme historique et dialectique, tout en menant simultanément d’odieuses campagnes de calomnie contre des personnalités comme Sartre et Beauvoir.20

C’est dans ce contexte précis que cette théorie française doit être comprise, au moins partiellement, comme un produit de l’impérialisme culturel américain. Les penseurs affiliés à cette étiquette – Foucault, Lacan, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et bien d’autres – ont été associés de diverses manières au mouvement structuraliste qui se définissait largement par opposition au philosophe le plus éminent de la génération précédente : Sartre21.L’orientation marxiste de ce dernier à partir du milieu des années 1940 fut généralement rejetée, et l’anti-hégélianisme – un mot d’ordre pour l’antimarxisme – devint à l’ordre du jour. Foucault, pour ne prendre qu’un exemple parlant, a condamné Sartre comme « le dernier marxiste » et a attesté qu’il était un homme du XIXe siècle en décalage avec l’époque (anti-marxiste), cette nouvelle époque étant représentée par Foucault et d’autres théoriciens contemporains du même acabit.22

Si certains de ces penseurs ont acquis une notoriété significative en France, c’est leur promotion aux États-Unis qui les a propulsés sur le devant de la scène internationale et en a fait des lectures incontournables pour l’intelligentsia mondiale. Dans un article récent du Monthly Review, j’ai détaillé certaines des forces politiques et économiques à l’œuvre derrière l’événement largement reconnu comme ayant inauguré l’ère de la Théorie française : la conférence de 1966 à l’Université Johns Hopkins de Baltimore, qui a réuni nombre de ces penseurs pour la premièrefois.23 La fondation Ford, qui avait cofondé le CCF et la CIA et entretenait de nombreux liens étroits avec les efforts de propagande l’Agence, a financé la conférence et d’autres activités ultérieures à hauteur de 36.000 dollars américains (339.000 aujourd’hui). Il s’agit d’une somme d’argent vraiment extraordinaire pour une conférence universitaire, sans parler du fait que la couverture médiatique de l’événement a été assurée par le Time et le Newsweek, ce qui était pratiquement jamais vu pour un événement universitaire comme celui-ci.24

Les fondations capitalistes, la CIA et d’autres agences gouvernementales étaient intéressées à promouvoir un travail radicalement chic qui pourrait servir de succédané au marxisme. Puisqu’ils ne pouvaient pas simplement détruire ce dernier, ils ont cherché à favoriser de nouvelles formes de théorie qui pouvaient être commercialisées comme avant-gardistes et critiques – bien que dénuées de toute substance révolutionnaire – afin d’enterrer le marxisme soi-disant dépassé. Comme nous le savons désormais grâce à un document de recherche de la CIA de 1985 sur le sujet, la CIA était ravie des contributions du structuralisme français, ainsi que de l’école des Annales et du groupe connu sous le nom de Nouveaux Philosophes. Citant en particulier le structuralisme affilié à Foucault et Claude Lévi-Strauss, ainsi que la méthodologie de l’école des Annales, le rapport tire la conclusion suivante : « Nous pensons que leur démolition critique (parlant de Foucault et Claude Lévi-Strauss) de l’influence marxiste dans les sciences sociales est susceptible de perdurer aussi profondément que possible « en tant que contribution à l’érudition moderne.25 »

Concernant ma propre évaluation de la Théorie Française, je dirais qu’il est important de la reconnaître pour ce qu’elle est : un produit – au moins en partie – de l’impérialisme culturel américain, qui cherche à remplacer le marxisme par une pratique théorique anticommuniste livrée à des idées culturelles bourgeoises d’éclectisme ; elle mobilise la pyrotechnie discursive,  pour créer des révolutions imaginaires dans le discours, mais qui ne changent rien à la réalité. La Théorie Française réhabilite et promeut, en outre, les travaux d’anticommunistes comme Friedrich Nietzsche et Martin Heidegger, tentant ainsi discrètement de redéfinir le radical comme radicalement réactionnaire. Lorsque les théoriciens français s’engagent dans le marxisme, ils le transforment en un discours parmi d’autres, qui peut – et même doit – être mêlé à des discours non marxistes et antidialectiques, comme la généalogie nietzschéenne, la « Destruktion » heideggerienne, la psychanalyse freudienne, etc. C’est pour cette raison que nombre de ces penseurs ont revendiqué « leur propre Marx ou marxisme ». Cependant, la tendance dominante est d’extraire arbitrairement de l’œuvre de Marx des éléments très spécifiques qui, selon eux, résonnent avec leur propre empreinte philosophique. C’est le cas, par exemple, du Marx littéraire fictif de l’indécidabilité de Derrida, du Marx nomade et déterritorialisé de Deleuze, du Marx antidialectique, du différend de Jean-François Lyotard, et d’autres exemples similaires. Pour eux, le discours de Marx fonctionne ainsi comme une nourriture au sein du canon bourgeois sur lequel on peut s’appuyer de manière éclectique pour développer sa propre marque et lui donner une aura de capacité et de radicalité. Walter Rodney a résumé la véritable nature de cette pratique théorique lorsqu’il a expliqué qu’« avec la pensée bourgeoise, en raison de sa nature fantaisiste et de la manière dont elle suscite les excentriques, vous pouvez prendre n’importe quelle voie. Parce qu’après tout, quand on ne va nulle part, on peut choisir n’importe quelleroute!26 »

Z D : L’École de Francfort a également une grande influence dans la Chine contemporaine. Comment évaluez-vous les théories de l’École de Francfort ? Quel genre de lien entretient-elle avec la CIA ?

G R : L’Institut de la Recherche sociale, familièrement connu sous le nom d’« École de Francfort », a émergé à l’origine d’un centre de recherche marxiste au sein de l’Université de Francfort, financé par un riche capitaliste. Lorsque Max Horkheimer prend la direction de l’Institut en 1930, il supervise un virage décisif vers des préoccupations spéculatives et culturelles de plus en plus éloignées du matérialisme historique et de la lutte des classes.

À cet égard, l’École de Francfort dirigée par Horkheimer a joué un rôle fondateur dans l’établissement de ce que l’on appelle le marxisme occidental, et plus particulièrement le marxisme culturel. Les personnalités comme Horkheimer et son collaborateur de toujours Theodor Adorno ont non seulement rejeté le socialisme réellement existant, mais ils l’ont directement identifié au fascisme en s’appuyant obscurément – tout comme la théorie française – sur la catégorie idéologique du totalitarisme.   Enadoptant une version hautement intellectualisée et mélodramatique de ce qui deviendra plus tard connu sous le nom de TINA («There Is No Alternative –  Il n’y a pas d’alternative »), ils se sont concentrés sur le domaine de l’art et de la culture bourgeois comme peut-être le seul lieu potentiel de salut. En effet, des penseurs comme Adorno et Horkheimer, à quelques exceptions près, étaient largement idéalistes dans leur pratique théorique : si un changement social significatif était exclu dans le monde pratique, la délivrance devait être recherchée dans le domaine geistig – c’est-à-dire l’ intellectuel et le spirituel – domaine d’une pensée nouvelle – une forme et une culture bourgeoises et innovantes.

Ces grands prêtres du marxisme occidental ont non seulement adopté le mantra idéologique capitaliste selon lequel «le fascisme et le communisme sont identiques», mais ils ont également publiquement soutenu l’impérialisme. Par exemple, Horkheimer a soutenu la guerre américaine contre le Vietnam, proclamant en mai 1967: «En Amérique, lorsqu’il est nécessaire de mener une guerre… il ne s’agit pas tant de la défense de la patrie, mais essentiellement d’une question de la défense de la Constitution, de la défense des droits de l’homme.28»Bien qu’Adorno ait souvent préféré une politique professionnelle de complicité discrète à de telles déclarations belliqueuses, il s’est aligné sur Horkheimer en soutenant l’invasion impériale de l’Égypte par Israël, la Grande-Bretagne et la France en 1956, qui cherchait à renverser Gamal Abdel Nasser et à s’emparer du canal deSuez.29 Qualifiant Nasser de «chef fasciste… qui conspire avec Moscou», ils ont ouvertement condamné les pays frontaliers d’Israël comme des « États voleursarabes.30»

Les dirigeants de l’École de Francfort ont largement bénéficié du soutien de la classe dirigeante capitaliste américaine et de sa sécurité nationale. Horkheimer a participé à au moins une des principales conférences du CCF et Adorno a publié des articles dans des revues soutenues par la CIA. Adorno a également correspondu et collaboré avec la figure de proue du « Kulturkampf » anticommuniste allemand, Melvin Lasky de la CIA. Et il a été inclus dans les plans d’expansion du CCF même après qu’il ait été révélé qu’il s’agissait d’une organisation de façade. Les hommes à la tête de l’École de Francfort ont également reçu un financement important de la Fondation Rockefeller et du gouvernement américain, notamment pour soutenir le retour de l’Institut en Allemagne de l’Ouest après la guerre (Rockefeller a contribué à la hauteur de 103.695 livres anglaises en 1950, l’équivalent de 1,3 million de livres en 2023). Ils effectuaient, comme les théoriciens français, le type de travail intellectuel que les dirigeants de l’empire américain voulaient soutenir – et ont effectivement soutenu.

Il convient également de noter au passage que cinq des huit membres du cercle restreint de Horkheimer à l’école de Francfort travaillaient comme analystes et propagandistes pour le gouvernement américain et la sécurité nationale US. Herbert Marcuse, Franz Neumann et Otto Kircheimer ont tous été employés par l’Office of War Information [OWI] – Le bureau d’information de la Guerre – avant de rejoindre la branche de recherche et d’analyse de l’OSS.

Leo Löwenthal a également travaillé pour l’OWI et Friderich Pollok a été embauché par la division antitrust du ministère de la Justice. Il s’agissait d’une situation assez complexe du fait que certains secteurs de l’État américain souhaitaient engager des analystes marxistes dans la lutte contre le fascisme et le communisme. Simultanément, certains d’entre eux ont adopté des positions politiques compatibles avec les intérêts impériaux américains. Ce chapitre de l’histoire de l’École de Francfort mérite donc un examen bien plus approfondi.31

Enfin, l’évolution de l’École de Francfort vers sa deuxième (Jürgen Habermas) et sa troisième génération (Alex Honneth, Nancy Fraser, Seyla Benhabib, etc.) n’a en rien modifié son orientation anticommuniste. Au contraire, Habermas affirmait explicitement que le socialisme d’État était en faillite et plaidait en faveur de la création d’un espace au sein du système capitaliste et de ses institutions prétendument démocratiques vers l’idéal d’une « procédure inclusive de formation et d’une opiniâtreté discursive.32» Les néo-Habermasiens de la troisième génération ont poursuivi cette orientation. Honneth – comme je l’ai démontré dans un article détaillé qui engage également les autres penseurs au sujet de cette discussion – a érigé l’idéologie bourgeoise elle-même vers un cadre très normatif pour la théorie critique.33 Fraser se présente infatigablement comme la plus à gauche des théoriciens critiques en se positionnant comme une sociale-démocrate. Mais elle reste souvent assez vague lorsqu’il s’agit de préciser ce que cela signifie concrètement, admettant ouvertement qu’elle a «du mal à définir un programme positif 34». Le programme négatif est cependant clair : «Nous savons que cela [le socialisme démocratique] n’a rien à voir avec l’économie dirigée autoritaire, le modèle à parti unique du communisme35 ».

Z D : Comment comprenez-vous le rôle et la fonction des politiques identitaires et du multiculturalisme qui prédominent actuellement dans la gauche occidentale ?

G R : La politique identitaire, tout comme le multiculturalisme qui lui est associé, est une manifestation contemporaine du culturalisme et de l’essentialisme qui ont longtemps caractérisé l’idéologie bourgeoise. Cette dernière cherche à conserver les relations sociales et économiques qui sont la conséquence de l’histoire matérielle du capitalisme. Plutôt que de reconnaître, par exemple, que les formes d’identité raciale, nationale, ethnique, de genre, sexuelle et autres sont des constructions historiques qui ont varié au fil du temps et résultent de forces matérielles spécifiques, celles-ci sont assimilées et traitées comme un fondement incontestable des circonscriptions politiques.  Un tel essentialisme sert à obscurcir les forces matérielles à l’œuvre derrière ces identités, ainsi que les luttes de classes qui ont été menées autour d’elles. Cela a été particulièrement utile à la classe dirigeante et à ses dirigeants, contraints de réagir aux exigences de la décolonisation et des luttes matérialistes antiracistes et anti-patriarcales. Quelle meilleure réponse qu’une politique identitaire qui essentialise et propose de fausses solutions à des problèmes bien réels parce qu’elle ne s’attaque jamais aux bases matérielles de la colonisation, du racisme et de l’oppression de genre ?

Les versions anti-essentialistes autoproclamées de la politique identitaire qui sont à l’œuvre dans les travaux de théoriciens comme Judith Butler ne rompent pas fondamentalement avec cette idéologie.36 En prétendant déconstruire certaines de ces catégories, en les révélant comme des constructions discursives que des individus ou des groupes d’individus peuvent questionner, manipuler et réinterpréter, les théoriciens travaillant dans le cadre des paramètres idéalistes de la déconstruction et ne proposent jamais une analyse matérialiste et dialectique de l’histoire des relations sociales du système capitaliste, qui sont des lieux majeurs de lutte collective des classes. Ils ne s’engagent pas non plus dans l’histoire profonde de la lutte collective du socialisme réellement existant pour transformer ces relations. Au lieu de cela, ils ont tendance à s’appuyer sur la déconstruction et une version pratiquement historicisée de la généalogie foucaldienne pour réfléchir au genre et aux relations sexuelles de manière cartésienne. Ce faisant, ils s’orientent au mieux vers un pluralisme libéral dans lequel la lutte des classes est remplacée par la défense des groupes d’intérêt.

En revanche, la tradition marxiste – comme Domenico Losurdo l’a démontré dans son ouvrage magistral «Class Struggle – Lutte des Classes» – est une histoire profonde et riche de compréhensions de la lutte des classes au pluriel. Cela signifie que la tradition marxiste inclut des batailles sur les relations entre les genres, les nations, les races et les classes économiques (et, pourrions-nous ajouter, les sexualités). Depuis que ces catégories ont pris des formes hiérarchiques très spécifiques sous le capitalisme, les meilleurs éléments de l’héritage marxiste ont cherché à la fois à comprendre leur origine historique et à les transformer radicalement. Cela se voit dans la lutte de longue date contre l’esclavage domestique imposé aux femmes, ainsi que dans la lutte pour vaincre la subordination impérialiste des nations et de leurs peuples radicalisés. Cette histoire s’est bien sûr déroulée par à-coups, et il reste encore beaucoup de travail à faire, en partie parce que certaines tendances du marxisme – comme celle de la Deuxième Internationale – ont été entachées par des éléments de l’idéologie bourgeoise. Néanmoins, comme l’ont démontré des chercheurs comme Losurdo et d’autres avec une érudition remarquable, les communistes ont été à l’avant-garde de ces luttes de classes pour vaincre la domination patriarcale : les relations sociales capitalistes.

La politique identitaire, telle qu’elle se développe dans les principaux pays impérialistes et en particulier aux États-Unis, a cherché à enterrer cette histoire pour se présenter comme une forme de conscience radicalement nouvelle. Comme si les communistes n’avaient même pas pensé à la question des femmes ou à la question nationale/raciale. Les théoriciens de la politique identitaire ont donc tendance à affirmer de manière arrogante et aveuglée qu’ils sont les premiers à aborder ces questions, surmontant ainsi le déterminisme économique imaginé par les marxistes soi-disant réductionnistes et vulgaires.37De plus, au lieu de reconnaître ces questions comme des lieux de lutte de classes, ils ont tendance à utiliser la politique identitaire comme un moyen de s’opposer à la politique de classe. S’ils font un quelconque geste pour intégrer la classe dans leur analyse, ils la réduisent généralement à une question d’identité personnelle plutôt qu’à une relation de propriété structurelle. Les solutions qu’ils proposent ont donc tendance à être des épiphénomènes, c’est-à-dire qu’elles se concentrent sur des questions de représentation et de symbolisme plutôt que, par exemple, sur le dépassement des relations de travail liées à l’esclavage domestique et à la surexploitation radicalisée par une transformation socialiste de l’ordre socio-économique. Ils sont donc incapables de conduire à un changement significatif et durable, car ils ne s’attaquent pas à la racine du problème. Comme Adolph Reed Jr. l’a souvent soutenu avec son esprit mordant, les identitaires sont parfaitement heureux de maintenir les relations de classe existantes – y compris les relations impérialistes entre les nations, ajouterais-je – à condition qu’il y ait le ratio requis de représentation des groupes opprimés au sein de la classe dirigeante et la couche professionnelle des gestionnaires.

En plus de contribuer à déplacer la politique et l’analyse de classe au sein de la gauche occidentale, la politique identitaire a largement contribué à diviser la gauche elle-même en débats cloisonnés autour de questions identitaires spécifiques. Au lieu d’une unité de classe contre un ennemi commun, elle divise – et conquiert – les travailleurs et les opprimés en les encourageant à s’identifier avant tout en tant que membres de genres, de sexualités, de races, de nations, d’ethnies, de groupes religieux spécifiques, etc.  C’est la politique d’une bourgeoisie visant à diviser les peuples travailleurs et opprimés du monde afin de les gouverner plus facilement. Il n’est donc pas surprenant que ce soit la politique qui gouverne la couche professionnelle des cadres au sein du noyau impérial. Elle domine ses institutions et ses médias, et constitue l’un des principaux mécanismes d’avancement de carrière au sein de ce que Reed appelle avec perspicacité « l’industrie de la diversité ». Elle encourage toutes les personnes impliquées à s’identifier à leur groupe spécifique et à faire valoir leurs propres intérêts individuels en se faisant passer pour son représentant privilégié. Notons par ailleurs que le « wokisme » a aussi pour effet de pousser certains dans les bras de la droite. Si la culture politique dominante encourage une mentalité de clan combinée à un individualisme compétitif, il n’est pas surprenant alors que les blancs et les hommes ont également une réponse partielle à leur perception de privation de droits par l’industrie de la diversité – mis en avant dans leurs programmes singuliers en tant que « victimes » du système.  Identifier la politique sans analyse de classe se prête donc tout à fait aux permutations de droite, voire fascistes.

Enfin, je m’en voudrais de ne pas mentionner que la politique identitaire, qui trouve ses racines idéologiques récentes dans la Nouvelle Gauche et le chauvinisme social que V. I. Lénine avait diagnostiqué plus tôt dans la gauche européenne, est l’un des principaux outils idéologiques de l’impérialisme. La stratégie « diviser pour régner » a été utilisée pour diviser les pays ciblés en favorisant les conflits religieux, éthiques, nationaux, raciaux ou de genre. 38

La politique identitaire a également servi de justification directe à l’intervention et à l’ingérence impérialistes, ainsi qu’aux campagnes de déstabilisation, comme avec les prétendues causes de la libération des femmes en Afghanistan, le soutien aux rappeurs noirs «discriminés» à Cuba, en soutenant les candidats autochtones soi-disant «éco socialistes» en Amérique latine, en «protégeant» les minorités ethniques en Chine, ou d’autres bonnes actions en faveur des identités opprimées. Ici, nous pouvons clairement voir le complet décalage entre la politique purement symbolique de l’identité et la réalité matérielle des luttes de classes dans la mesure où la première peut – et fournit effectivement – une mince couverture à l’impérialisme. À ce niveau également, la politique identitaire est en fin de compte une politique de classe : une politique de la classe dirigeante impérialiste.

Z D : Slavoj Žižek est un érudit qui a exercé une grande influence dans les cercles universitaires de gauche actuels. Bien sûr, il est à l’origine de nombreuses controverses. Pourquoi le considérez-vous comme un «bouffon capitaliste ? 39»

G R : Žižek est un produit de l’industrie de la théorie impériale. Comme Michael Parenti l’a souligné, la réalité est radicale, ce qui signifie que les travailleurs du monde capitaliste sont confrontés à des luttes matérielles très réelles pour l’emploi, le logement, les soins de santé, l’éducation, un environnement durable, etc. Tout cela tend à radicaliser les gens, et beaucoup se tournent vers le marxisme parce qu’il explique réellement le monde dans lequel ils vivent, les luttes auxquelles ils sont confrontés, et qu’il propose des solutions claires et réalisables. C’est pour cette raison que l’appareil culturel capitaliste doit faire face à un intérêt très réel pour le marxisme de la part des masses travailleuses et opprimées. L’une des tactiques qu’il a développées, en particulier pour les publics cibles des jeunes et des membres de la classe professionnelle des cadres, consiste à promouvoir une version hautement commercialisée du marxisme qui en pervertit la substance fondamentale. Il tente ainsi de transformer le marxisme en une marque à la mode pouvant être vendue comme n’importe quelle autre marchandise, plutôt qu’un cadre théorique et pratique collectif pour l’émancipation d’une société marchande.

Žižek est parfait pour ce projet à bien des égards. Il s’agit d’un informateur autochtone anticommuniste qui a grandi en République Socialiste Fédérale de Yougoslavie (RSFY). Il affirme régulièrement que son expérience subjective d’intellectuel petit-bourgeois ayant cherché à progresser dans sa carrière en Occident lui donne en quelque sorte un droit spécial de témoigner de la véritable nature du socialisme. Ces narratifs personnels concernant son expérience en RSFY remplacent ainsi l’analyse objective. Sans surprise, pour un opportuniste en quête de gloire et de profit, Žižek a considéré son pays socialiste comme inférieur aux pays capitalistes occidentaux qui lui ont fourni un élan si important qu’il est désormais reconnu comme l’un des meilleurs penseurs mondiaux par le magazine «Foreign Policy» (un organe de propagande du Département d’État américain).

Žižek se vante ouvertement du rôle qu’il a personnellement joué dans le démantèlement du socialisme en RSFY. Il était le principal chroniqueur politique d’une importante publication dissidente, Mladina, que le Parti communiste yougoslave accusait d’être soutenue par la CIA. Il a également cofondé le Parti libéral-démocrate et s’est présenté comme candidat à la présidentielle dans la première république séparatiste de Slovénie, promettant qu’il « aiderait de manière substantielle à la décomposition de l’appareil idéologique socialiste réel de l’État [sic] 40». Bien qu’il ait perdu de peu, il a ouvertement soutenu l’État slovène et son parti au pouvoir après la restauration du capitalisme, et donc tout au long du processus brutal de thérapie de choc capitaliste qui a conduit à une baisse catastrophique du niveau de vie de la majorité de la population, sauf pour lui (rires) ! Le parti pro-privatisation qu’il a cofondé était également clairement orienté vers l’intégration dans le camp impérialiste, puisqu’il était le principal défenseur de l’adhésion à l’Union européenne et à l’OTAN.

Je considère ce libéral d’Europe de l’Est comme le bouffon du capitalisme parce qu’il ridiculise le marxisme. Et c’est précisément la raison pour laquelle il a été si largement promu par les forces dominantes de la société capitaliste. Plutôt qu’une science collective de l’émancipation ancrée dans de réelles luttes matérielles, le marxisme tel qu’il l’entend est avant tout un discours provocateur de chicane intellectuelle qui se résume à des postures politiques petites-bourgeoises d’enfant terrible opportuniste. Ses comédies et ses personnifications d’anti-communiste ravissent la bourgeoisie et saisissent l’insuffisante capacité d’attention des personnes sans instruction. Il est comme un bouffon – doué pour faire rire les gens, ce qui se traduit facilement par des «likes» et des succès à l’ère numérique. Il est également particulièrement doué pour vendre les produits d’Hollywood et de l’appareil culturel bourgeois en général. Le «Roi du Capital» adore visiblement ce filou, qui s’est rempli les poches au passage. Comme tout bon bouffon, il connaît les limites du décorum courtois et les respecte en fin de compte en dénigrant le socialisme existant, en promouvant l’accommodement capitaliste et souvent même en soutenant directement l’impérialisme. S’il est effectivement «l’intellectuel le plus dangereux du monde», comme le décrit parfois la presse bourgeoise, c’est en réalité parce qu’il met en danger le projet marxiste de lutte contre l’impérialisme et de construction d’un monde socialiste.

Confirmant le rapport bien établi entre l’élévation objective et la dérive subjective vers la droite, Žižek est sans doute devenu de plus en plus réactionnaire dans son soutien anticommuniste à l’impérialisme. Considérez son jugement péremptoire concernant les efforts actuels pour contester le néocolonialisme en Afrique : «Il est clair que les soulèvements anticoloniaux en Afrique centrale sont encore pires que le néocolonialisme français». 41 Dans une autre intervention publique récente, il a fourni une illustration remarquablement claire du type de révolution qu’il soutient. Discutant sur les révoltes de l’été 2023 en France à la suite de l’assassinat de Nahel Merzouk par la police, il s’est appuyé sur l’ importante idée marxiste – comme il le fait souvent pour tout ce qu’il prétend être cohérent – selon laquelle le soulèvement échouera s’il n’y a pas de stratégie d’organisation qui puisse les amener à la victoire. Il a ensuite donné un exemple de révolution réussie : «Les protestations et soulèvements publics peuvent jouer un rôle positif s’ils sont soutenus par une vision émancipatrice, comme le soulèvement de Maidan en Ukraine en 2013-2014.42». Comme cela a été largement documenté, le soulèvement de Maidan était un coup d’État fasciste fomenté et soutenu par la sécurité nationale américaine.43 Cela signifie qu’il considère un coup d’État fasciste soutenu par l’impérialisme, que Samir Amin a qualifié de «putsch euro/nazi», comme un exemple «positif» d’une « vision émancipatrice qui a conduit à une révolution réussie ».44 Cette position, ainsi que son soutien indéfectible à la guerre par procuration entre les États-Unis et l’OTAN en Ukraine, clarifie ce que signifie être « l’intellectuel le plus dangereux du monde. » : il est un philo-fasciste déguisé en communiste.

Z D : Les États-Unis ont longtemps été considérés par l’Occident comme un modèle de démocratie libérale. Mais vous pensez que l’Amérique n’a jamais été une démocratie.45 Pouvez-vous expliquer votre point de vue ?

G R : Pour parler objectivement, les États-Unis n’ont jamais été une démocratie. Elle a été fondée en tant que république et les soi-disant pères fondateurs étaient ouvertement hostiles à la démocratie. Cela ressort clairement des «Federalist Papers – Documents Fédéralistes», des notes prises lors de la Convention constitutionnelle de 1787 à Philadelphie et des documents fondateurs des États-Unis, ainsi que de la pratique matérielle de gouvernance qui a été initialement établie dans cette colonie de peuplement. Comme chacun le sait, la population indigène des États-Unis, qualifiée de «sauvages indiens impitoyables» dans la Déclaration d’indépendance, n’a pas reçu de pouvoir démocratique dans la république fraîchement créée, pas plus que les esclaves africains ou les femmes.46 Il en va de même pour la moyenne des travailleurs blancs. Comme l’ont documenté en détail des érudits comme Terry Bouton: «La plupart des hommes communs de race blanche … ne pensaient pas que la Révolution [soi-disant américaine] se couronnerait avec des gouvernements qui faisaient de leurs idéaux et de leurs intérêts leur objectif principal. Au contraire, ils étaient convaincus que l’élite révolutionnaire avait refait le gouvernement pour son propre bénéfice et pour saper l’indépendance des gens ordinaires47». Après tout, la Convention constitutionnelle n’a pas établi d’élections populaires directes pour le président, la Cour suprême ou les sénateurs. La seule exception était la Chambre des représentants. Cependant, les qualifications étaient fixées par les parlements de chaque État qui exigeaient presque toujours un contrôle régulier comme base du droit de vote. Il n’est donc pas surprenant que les critiques progressistes de l’époque l’aient souligné. Patrick Henry a déclaré catégoriquement à propos des États-Unis : «Ce n’est pas une démocratie.48» George Mason a décrit la nouvelle constitution comme  la tentative la plus audacieuse dont le monde n’ait jamais été témoin pour établir une aristocratie despotique parmi les hommes libres. 49»

Bien que le terme république soit largement utilisé pour décrire les États-Unis à l’époque, cela a commencé à changer à la fin des années 1820, lorsque Andrew Jackson – également connu sous le nom de «tueur d’Indiens» pour sa politique génocidaire – a mené une campagne présidentielle populiste. Il s’est présenté comme un démocrate, dans le sens d’un Américain moyen qui mettrait fin au règne des seigneurs du Massachusetts et de Virginie. Bien qu’aucun changement structurel n’ait été apporté au mode de gouvernance, des hommes politiques comme Jackson et d’autres membres de l’élite ont commencé à utiliser le terme démocratie pour décrire la république, insinuant ainsi qu’elle servait les intérêts du peuple50. Bien entendu, cette tradition s’est poursuivie: la démocratie est un euphémisme pour désigner le régime bourgeois oligarchique.

Dans le même temps, il y a eu deux siècles et demi de lutte des classes aux États-Unis, et les forces démocratiques ont souvent obtenu des concessions très importantes de la part de la classe dirigeante. Le domaine des élections populaires a été élargi pour inclure les sénateurs et le président, même si le collège électoral n’a pas encore été aboli et que les juges de la Cour suprême sont toujours nommés à vie. Le droit de vote a été étendu aux femmes, aux Afro-Américains et aux Amérindiens. Il s’agit là d’acquis majeurs qui devraient, bien sûr, être défendus, élargis et rendus plus substantiels par de profondes réformes démocratiques de l’ensemble du processus électoral. Cependant, aussi importantes que soient ces avancées démocratiques, elles n’ont pas modifié le système global de domination ploutocratique.

Dans une étude très importante basée sur une analyse statistique à plusieurs variables, Martin Gilens et Benjamin I. Page ont démontré que «les élites économiques et les groupes organisés représentant les intérêts des entreprises ont un impact substantiel et indépendant sur la politique du gouvernement américain, tandis que les citoyens moyens et les groupes d’intérêt de masse ont peu ou aucune influence indépendante ».51 Cette forme de gouvernement ploutocratique n’est pas seulement opérationnelle au niveau national, bien sûr, mais aussi au niveau international. Les États-Unis ont tenté d’imposer leur forme antidémocratique de règles commerciales partout où ils le pouvaient. Entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et 2014, selon les recherches approfondies de William Blum, elle s’est efforcée de renverser plus de cinquante gouvernements étrangers, dont la majorité avait été démocratiquement élue.52Les États-Unis sont un empire ploutocratique, et non une démocratie au sens significatif ou substantiel du terme.

Je reconnais bien sûr que des expressions telles que démocratie bourgeoise, démocratie formelle et démocratie libérale sont souvent utilisées, pour diverses raisons, pour indexer cette forme de ploutocratie. Il est également vrai, et il convient de le souligner, que l’existence de certains droits démocratiques formels sous un régime ploutocratique constitue une victoire majeure pour les travailleurs, dont l’importance ne doit en aucun cas être minimisée. Ce dont nous avons finalement besoin, c’est d’une évaluation dialectique qui tienne compte de la complexité des modes de gouvernance qui incluent, aux États-Unis, le contrôle oligarchique de l’État et des droits importants acquis grâce à la lutte des classes.

Z D : Comment évaluez-vous le plaidoyer pour la  «liberté d’expression» de la bourgeoisie ? La «liberté d’expression» existe-t-elle réellement dans le monde bourgeois d’aujourd’hui ?

G R : L’idéologie bourgeoise cherche à isoler la question de la liberté d’expression de celle du pouvoir et de la propriété, la transformant ainsi en un principe abstrait régissant les actions d’individus isolés. Une telle approche tente d’exclure toute analyse matérialiste des moyens de communication et de la question primordiale de savoir qui les possède et les contrôle. Cette idéologie déplace ainsi tout le champ d’analyse de la totalité sociale, vers la relation abstraite entre des principes théoriques et les actes isolés de parole individuelle.

L’un des avantages de cette approche est qu’une personne peut se voir accorder le droit abstrait à la liberté d’expression précisément parce qu’elle est dépourvue du pouvoir d’être entendu. C’est la condition de la plupart des gens vivant dans le monde capitaliste. En principe, ils peuvent exprimer leurs opinions individuelles comme ils le souhaitent. Cependant, en réalité, ces opinions perdront largement leur pertinence si elles ne correspondent pas aux points de vue que les propriétaires des moyens de communication souhaitent diffuser. Ils n’auront tout simplement pas de tribune. Puisque la classe dirigeante a un pouvoir si impressionnant sur les moyens de communication qu’elle a convaincu de nombreuses personnes que la censure n’existe pas, ces opinions peuvent même être ouvertement réprimées ou interdites de manière cachée sans que le grand public s’en aperçoive.

Si des points de vue extérieurs au courant dominant capitaliste parviennent à gagner un large public et commencent à construire un véritable pouvoir, alors nous saurons de quoi la classe propriétaire et l’État bourgeois sont capables de faire. Ils ont une longue histoire d’effacement de toute infrastructure soutenant la libre circulation des idées. On pourrait citer comme exemples : la «Loi sur les étrangers (Alien Act) etla Loi sur la liberté d’expression (Sedition Act), les Palmer Raids qui étaient une série de raids visant à capturer et arrêter des socialistes présumés, en particulier des anarchistes et des communistes, et à les expulser des États-Unis ; le Smith Act interdisant toute tentative de préconiser, encourager, conseiller ou enseigner la destruction violente du gouvernement américain ; le McCarran Act exigeant que les associations considérées communistes s’enregistrent auprès du gouvernement et soumettent des informations sur leurs membres, leurs finances et leurs activités ; l’ère McCarthy ou la nouvelle guerre froide, une pratique politique consistant à publier des accusations de déloyauté ou de subversion sans tenir suffisamment compte des preuves, et l’utilisation de méthodes d’enquête et d’accusation considérées comme injustes, afin de réprimer l’opposition.

Depuis le début de l’opération militaire spéciale russe en Ukraine, le monde a reçu une leçon bien objective du contrôle quasi total de la bourgeoisie sur les moyens de communication aux États-Unis. En plus de la censure étendue sur YouTube et les réseaux sociaux, en particulier pour Russia Today et Sputnik, tous les principaux médias ont marché au même rythme que leur propagande anti-russe et anti-chinoise, ainsi que le soutien inconditionnel à la guerre par procuration du mandataire américain. Même si, plus récemment, certains conservateurs en sont venus à y voir une opportunité de se présenter d’une manière ou d’une autre comme anti-guerre. Le droit à la liberté d’expression défendu par la bourgeoisie équivaut à la liberté de la classe dirigeante de posséder les moyens de communication afin qu’elle puisse décider librement quelles opinions méritent d’être amplifiées et largement diffusées, et lesquelles peuvent être marginalisées ou passées sous silence.

Z D : Vous avez mentionné dans l’un de vos articles que «les modes de gouvernance fascistes constituent une partie très réelle et présente du soi-disant ordre mondial libéral.53»Pourquoi pensez-vous cela ?

G R : Dans mes recherches pour un livre provisoirement intitulé Fascism and the Socialist Solution – Fascisme et la Solution Socialiste, j’ai développé un cadre explicatif qui remet en question le paradigme dominant «un État, un gouvernement». Selon l’idée reçue, chaque État – s’il n’est pas en guerre civile ouverte – n’a qu’un seul mode de gouvernance à un moment donné. Le problème de ce modèle non dialectique est facilement visible dans les démocraties bourgeoises dites libérales de l’Occident, comme les États-Unis.

Comme je l’ai documenté dans un article sur le sujet, le gouvernement américain a réhabilité des dizaines de milliers de nazis et de fascistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale 54. Beaucoup ont pu entrer en toute sécurité aux États-Unis grâce à des opérations comme «Paperclip – Agrafe» et ont été intégrés dans les établissements scientifiques, le renseignement et l’armée (y compris l’OTAN et la NASA). Beaucoup d’autres ont été incorporés dans des armées furtives à travers l’Europe, ainsi que dans les réseaux de renseignement européens et même dans le gouvernement (comme lemaréchal Badoglio en Italie 55). D’autres encore ont été acheminés via des «cordes de sauvetage» vers l’Amérique latine ou ailleurs dans le monde. Pour ce qui concerne les fascistes japonais, ils ont été largement remis au pouvoir grâce à la CIA. Ils ont repris le Parti Libéral et en ont fait un club de droite pour les anciens dirigeants du Japon impérial. Ce réseau mondial d’anticommunistes chevronnés soutenu par l’empire américain a participé à des guerres sales, des coups d’État, des opérations de déstabilisation, des sabotages et des campagnes de terreur. S’il est vrai que le fascisme a été vaincu pendant la Seconde Guerre mondiale, principalement grâce au sacrifice monumental de quelque vingt-sept millions de Soviétiques et de vingt millions de Chinois, il n’est pas du tout vrai qu’il a été éliminé, y compris au sein des soi-disant démocraties libérales.

On pourrait être tenté de dire, comme le prétendent parfois les experts progressistes-libéraux, que les États-Unis déploient des formes fascistes de gouvernance à l’étranger, mais maintiennent une démocratie sur le front intérieur. Cependant, ce n’est pas tout à fait vrai. L’analyse historico-matérialiste, comme je l’ai soutenu dans certains de mes travaux, doit toujours prendre en compte trois dimensions heuristiquement distinctes: l’histoire, la géographie et la stratification sociale. À cet égard, il est important d’examiner l’ensemble de la population, et pas seulement ceux qui occupent la même section de classe que les experts libéraux. Prenons en considération par exemple les populations autochtones. Soumis à une politique génocidaire d’élimination puis séquestrés dans des réserves contrôlées et supervisées par l’État américain, beaucoup d’entre eux – en particulier les plus pauvres – sont toujours la cible de la terreur policière raciste et se battent pour leurs droits humains et démocratiques fondamentaux56.Il en va de même pour des groupes de la population afro-américaine pauvre et ouvrière, ainsi que pour les immigrés. C’est ainsi que nous devons comprendre la critique acerbe de George Jackson à l’égard des États-Unis qu’il qualifie de «Quatrième Reich 57». Certaines parties de la population, à savoir les pauvres mis de côté par le racisme, et ceux de la classe ouvrière qui luttent pour leur survie, sont souvent gouvernées principalement par la répression étatique et pro-étatique, et non par un système de droits et de représentation démocratiques. Pourquoi alors supposer qu’ils vivent dans une démocratie? En outre, n’oublions pas que les nazis eux-mêmes voyaient dans les États-Unis la forme la plus avancée de politique d’apartheid racial et qu’ils l’utilisaient explicitement comme modèle.58

Le paradigme des modes multiples de gouvernance est dialectique dans la mesure où il est attentif aux dynamiques de classe à l’œuvre au sein de la société capitaliste et au fait que les différentes composantes de la population ne sont pas gouvernées de la même manière. Les membres de la classe professionnelle des cadres aux États-Unis, par exemple, jouissent effectivement de certains droits démocratiques au sens formel, et ils peuvent être invoqués avec succès dans diverses formes de lutte de classe légale. Ceux qui sont sous la botte du capitalisme en tant que population surexploitée sont souvent gouvernés d’une manière très différente, surtout s’ils commencent à s’organiser pour se débarrasser de la botte sur leur cou, comme ce fut le cas avec le Dragon (surnom donné à Jackson). Ils sont soumis à la terreur et à la violence policières. Et leurs soi-disant droits sont souvent entravés sans discernement, comme les vingt-neuf Black Panthers et les soixante-neuf militants amérindiens tués par le FBI et la police entre 1968 et 1976 (selon les calculs de Ward Churchill). Des théoriciens comme Jackson, qui a passé sa vie d’adulte en prison puis a été tué dans des circonstances suspectes, n’ont rencontré aucune difficulté à qualifier cela de fascisme.

Pour comprendre comment la gouvernance sous le capitalisme fonctionne réellement, il est important d’adopter une approche dialectique fine et attentive à ses différents styles de fonctionnement. La démocratie dite libérale fonctionne comme le bon flic du capitalisme, promettant droits et représentation aux sujets dociles. Elle est amplement déployée pour gouverner les couches des classes moyennes et supérieures, ainsi que ceux qui y aspirent. Le méchant flic du fascisme se déchaîne sur les segments pauvres, racialisés et mécontents de la population, autant aux États-Unis même qu’à l’étranger. Évidemment, il est préférable d’être gouverné par le bon flic. Et la défense ainsi que l’expansion de formes de démocratie, même limitées, sont des objectifs tactiques valables, surtout si on les compare à l’horreur d’une complète prise de contrôle fasciste de l’appareil d’État. Cependant, il est stratégiquement important de reconnaître que – justement dans le cas d’un interrogatoire policier – le bon flic et le méchant flic travaillent ensemble pour le même État et avec un objectif identique: maintenir, voire intensifier, les relations sociales capitalistes en utilisant la carotte de la démocratie bourgeoise ou le bâton du fascisme.

ZD : Beaucoup de personnes pensent que l’émergence du « phénomène Trump » signifie que le danger du fascisme est en augmentation. Que pensez-vous de ce point de vue ? Quelle est votre analyse de la prise d’assaut du Capitole par les partisans de Donald Trump le 6 janvier 2021 ?

GR : Trump a enhardi les forces fascistes et encouragé leurs activités. C’est un suprémaciste blanc ultranationaliste doublé d’un capitaliste et d’un impérialiste enragé.59 Cependant le phénomène Trump est le symptôme d’une crise plus large au sein de l’ordre impérialiste. En raison du développement persistant d’un monde multipolaire, de la montée de la Chine, des échecs du néolibéralisme financiarisé et du déclin du pouvoir des principaux États impérialistes, le fascisme est en forte hausse dans le monde capitaliste.

Dans le contexte américain, la campagne présidentielle de Joe Biden pour l’élection de 2020 a été largement organisée autour de l’idée qu’il était capable de sauver le pays du fascisme parce qu’il respecterait le transfert pacifique du pouvoir et l’État de droit. Il est certainement vrai qu’une démocratie bourgeoise est de loin préférable à une dictature ouvertement fasciste. Et la lutte pour la première contre la seconde est de la plus haute importance. Aussi corrompue, dysfonctionnelle et mensongère que soit la démocratie bourgeoise, elle laisse à certains segments de la population une marge de manœuvre importante pour s’organiser, s’éduquer politiquement et construire le pouvoir. Néanmoins, c’est une grave erreur de supposer que le Parti démocrate aux États-Unis constitue un rempart contre le fascisme. En arrivant au pouvoir, Biden n’a pas immédiatement pris de mesures pour mettre Trump en prison pour complot séditieux. Et les fascistes sur le terrain ont généralement été traités avec des gants. Très peu ont été accusés de complot séditieux, et la plupart des peines de ceux qui ont été condamnés ont été inhabituellement légères. Ce n’est que maintenant, des années après les événements – et à l’approche de l’élection présidentielle de 2024 – que certains des conspirateurs risquent des peines de prison et que Trump est poursuivi sur plusieurs fronts. De plus, l’administration de Biden n’a pas pris de mesures sérieuses pour faire reculer l’État policier américain, la violence policière raciste et le système d’incarcération de masse (qu’il a contribué à construire). Il n’a pas non plus pris de mesures significatives pour démanteler les organisations et milices fascistes. Même si Scranton Joe (Joe Biden) n’a pas soutenu ouvertement les mouvements fascistes locaux comme Trump l’a fait, ce qui est clairement une évolution positive, son équipe a poursuivi le programme impérialiste américain et a soutenu de manière agressive le développement du fascisme dans des pays comme l’Ukraine. 60

Concernant la prise du Capitole, cet événement n’était pas simplement un soulèvement spontané contre l’élection de Biden. Comme je l’ai documenté dans un article détaillé sur le sujet, ce projet était soutenu par une partie de la classe dirigeante capitaliste. Et les plus hauts niveaux du gouvernement américain ont permis que cela se produise61. L’héritière des supermarchés Publix, Julie Jenkins Fancelli, a fourni environ 300.000 dollars pour l’opération « Stop and Steal – Arrêtez et Volez» [qui contestait les résultats de l’élection en 2020]. L’entourage de la famille Trump a également été directement impliqué dans le financement de la manifestation, pour laquelle il a collecté des millions de dollars : «L’opération politique de Trump a versé plus de 4,3 millions de dollars aux organisateurs du 6 janvier62.» Loin d’être une résolution populaire, il s’agissait donc d’une opération de la base stimulée artificiellement. De plus, il existe des signes très clairs selon lesquels le haut commandement des services de renseignement, de l’armée et de la police a autorisé – au minimum – la prise d’assaut du Capitole. Quiconque connaissant les mesures de sécurité draconiennes mises en place pour les manifestations progressistes au Capitole l’a immédiatement perçu, simplement sur la base des séquences vidéo et du fait que seulement un cinquième de la police du Capitole était en service ce jour-là et était mal équipé pour faire face à l’événement et aux émeutes largement attendues. Or, on sait désormais que le haut commandement de l’armée est directement responsable du retard dans le déploiement de la Garde nationale et que les agents du ministère de la Homeland Security (Sécurité Intérieure) en attente près du Capitole n’ont pas été mobilisés. Tout cela, et bien plus encore, met en évidence la complicité des plus hauts niveaux du gouvernement américain dans le saccage du Capitole.

Pour quiconque qui a étudié sérieusement la longue histoire de l’expansion des opérations psychologiques entreprises par la Sécurité Intérieure des États-Unis, certains éléments du 6 janvier se chevauchent dans cette histoire. Pour être clair, cela ne signifie pas qu’il s’agissait d’une conspiration dans la manière idiotement colportée par les médias bourgeois. Comme l’idée que les gens qui ont pris d’assaut le Capitole étaient tous impliqués ou étaient des acteurs rémunérés, ou quelque chose d’absurde de ce genre. Ces opérations sont menées sur la base du «besoin de savoir», ce qui signifie que dans une situation idéale, seules quelques personnes au sommet des chaînes de commandement sont des complices conscients. Derrière eux, nombreux sont ceux qui agissent inconsciemment et de leur propre chef. Cela crée un niveau élevé d’imprévisibilité et favorise ainsi l’apparition souhaitée d’une action spontanée venant d’en bas, fournissant de la sorte une couverture aux décideurs au sommet.

Il reste beaucoup à savoir sur les opérateurs d’élite impliqués dans le financement, l’encouragement et l’autorisation de la prise du Capitole. En attendant que davantage d’informations soient disponibles, comme ce sera probablement le cas au fil du temps, nous savons au moins qu’il s’agit d’un événement extrêmement utile pour l’administration Biden. Cela a permis à « Sleepy Joe » d’accéder au pouvoir en revêtant l’auréole surprenante du «sauveur de la démocratie» tout en lui fournissant une maigre couverture pour ses mouvements vers la droite et la guerre en cours de la classe dirigeante contre les travailleurs. Trump a été presque immédiatement réhabilité, plutôt que mis en prison. Les marionnettes médiatiques de son administration – des gens comme Tucker Carlson et Alex Jones – ont contribué à construire un récit flou selon lequel Trump et ses partisans ont été victimes d’une terrible conspiration gouvernementale. Se présentant comme un renégat épris de liberté et opposé au grand gouvernement, il s’est préparé à une nouvelle campagne présidentielle en tant que soi-disant outsider. On ne sait pas exactement jusqu’où iront les poursuites engagées contre lui, mais le moment est très suspect, car elles surviennent trois ans après les faits, à un moment où le prochain cycle d’élections présidentielles s’annonce au coude à coude ; course de chevaux entre deux candidats impérialistes.

ZD : Pour la gauche globale aujourd’hui, comment résister à l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie ? Quel type de théorie révolutionnaire devrions-nous construire ?

GR : Dans le monde capitaliste, l’hégémonie idéologique de la bourgeoisie est maintenue par le contrôle stupéfiant qu’elle exerce sur l’appareil culturel, c’est-à-dire l’ensemble du système de production, de distribution et de consommation culturelle. «Cinq sociétés gigantesques», écrit Alan MacLeod, «contrôlent plus de 90 % de ce que l’Amérique lit, regarde ou écoute63». Ces mégacorporations travaillent en étroite collaboration avec le gouvernement américain, comme nous l’avons brièvement évoqué ci-dessus. Leur objectif global a été clairement énoncé par le directeur de la CIA, William Casey, lors de sa première réunion du personnel en 1981: «Nous saurons que notre programme de désinformation sera accompli lorsque tout ce que le public américain croit est faux.64».

Telles sont les conditions objectives de la lutte idéologique dans un pays comme les États-Unis. Il est donc naïf de penser qu’il nous suffit de développer une analyse correcte et de partager nos points de vue individuels, en convainquant les gens par une argumentation et une conversation rationnelles. Pour exercer une influence réelle, nous devons travailler collectivement et trouver des moyens de tirer parti du pouvoir en notre faveur. Dans un livre sur lequel je travaille actuellement avec Jennifer Ponce de Léon, qui examine la culture comme lieu de lutte des classes, nous avons distingué de manière heuristique trois tactiques différentes. Premièrement, la tactique du cheval de Troie, qui consiste à utiliser l’appareil culturel bourgeois contre lui-même en profitant de son infrastructure extraordinaire pour s’y introduire clandestinement – et ainsi diffuser largement – des messages contre-hégémoniques (Boots Riley est un excellent exemple de quelqu’un qui a réussi ça). Une deuxième tactique importante consiste à développer un appareil alternatif pour la production, la circulation et la réception des idées. Il y a de nombreux efforts importants qui sont en cours sur ce front, depuis les médias et publications alternatifs jusqu’aux plateformes éducatives, les espaces culturels, les réseaux militants et les centres communautaires. Ponce de Léon et moi sommes tous deux impliqués dans l’Atelier de Théorie Critique, dédié à ce type de travail65. Enfin, il y a les appareils socialistes qui ont été développés dans les pays qui ont détourné le pouvoir de la bourgeoisie. Les nouvelles, l’information et la culture qu’ils produisent constituent une véritable alternative à l’appareil culturel capitaliste. Pour ne citer que deux exemples majeurs dans l’hémisphère occidental, Prensa Latina à Cuba et Telesur au Venezuela accomplissent un travail singulièrement important.

Concernant le type de théorie révolutionnaire dont nous avons besoin, je ne pourrais qu’approuver Cheng Enfu [Cheng Enfu, né en juillet 1950, est directeur de l’Académie de philosophie marxiste et directeur du Centre d’études économiques occidentales du CASS, et président de la WAPE – Association mondiale d’économie politique]. En suivant et en développant les travaux de beaucoup d’autres, il a soutenu de manière convaincante que le marxisme est créatif et doit régulièrement être adapté à des situations variables 66. Le marxisme est loin d’être une doctrine gravée dans le marbre. Ce que Losurdo a appelé un processus d’apprentissage qui change avec le temps. À l’heure actuelle, il y a beaucoup de travail à faire sur ce front. Pour ne souligner que trois des questions les plus urgentes, nous devons développer davantage une théorie révolutionnaire capable à la fois de comprendre et de mettre un terme au fascisme, à la guerre mondiale et à l’effondrement écologique67. Puisque je vis et m’organise dans le noyau impérial, j’ajouterai qu’ il est également essentiel de développer une théorie et une pratique révolutionnaires dans cette région spécifique, qui a jusqu’à présent été inaccessible aux prises de pouvoir d’État.

Dans l’ensemble, la théorie révolutionnaire la plus importante est celle qui contribue à la tâche complexe et difficile de la construction du socialisme. Il y a eu de nombreuses surprises et beaucoup de choses ont été apprises depuis 1917. La situation mondiale est aujourd’hui très différente de ce qu’elle était à l’apogée de la Troisième Internationale ou pendant la guerre froide. Les pays socialistes travaillent de concert avec les pays capitalistes soucieux du développement national pour construire de nouveaux cadres internationaux qui s’opposent à l’ordre mondial impérial (BRICS+, les Initiatives la Belt Road – « Ceinture de la Route », l’Organisation de coopération de Shanghai, l’ASEAN, etc.). Les soulèvements récents en Afrique occidentale et centrale ont remis en cause le régime néocolonial français dans la région et la prison de l’impérialisme occidental. Comprendre et faire avancer ces luttes et d’autres pour la libération anticoloniale et le monde multipolaire émergeant est une tâche théorique et pratique vitale. Dans le même temps, il est de la plus haute importance de pouvoir élucider comment la contestation de l’ordre mondial impérialiste et le développement de la multipolarité peuvent constituer des tremplins vers l’expansion du projet socialiste. C’est l’un des problèmes les plus urgents de notre époque.


Source originale: Monthly Review
Traduit de l’anglais par Cami pour Investig’Action


Notes

Note de la rédaction : le cofondateur de Monthly Review, Paul M. Sweezy, a également travaillé pour la branche recherche et analyse de l’OSS (Bureau des services stratégiques) pendant la Seconde Guerre mondiale, qui était une agence de renseignement du gouvernement des États-Unis. Elle a été créée le 13 juin 1942 après l’entrée en guerre des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale pour collecter des informations et conduire des actions «clandestines et non ordonnées par d’autres organes». Elle est démantelée à la fin de l’année 1945 pour être remplacée par la Central Intelligence Agency (CIA).

1.  Voir Raúl Antonio Capote, Enemigo (Madrid : Ediciones Akal, 2015).

2.  Les informations contenues dans ce paragraphe et les suivants sont compilées à partir de sources multiples, notamment des recherches d’archives, de nombreuses demandes du Freedom of Information Act et des ouvrages tels que Philip Agee et Louis Wolf, eds., « Dirty Work: The CIA in Western Europe », 1ère éd. (Dorset : Dorset Press, 1978) ; Frédéric Charpier, « La C.I.A. en France : 60 ans d’ingérence dans les affaires françaises » (Paris : Editions du Seuil, 2008) ; Ray S. Cline, « Secrets, Spies, and Scholars » (Washington, DC : Acropolis, 1976) ; Peter Coleman, « The Liberal Conspiracy: The Congress for Cultural Freedom and the Struggle for the Mind of Postwar Europe » (New York : The Free Press, 1989) ; Allan Francovich, » On Company Business » (documentaire), 1980 ; Pierre Grémion, «Intelligence de l’anticommunisme : Le Congrès pour la liberté de la culture à Paris , 1950-1975» (Paris : Librairie Arthème Fayard, 1995) ; Victor Marchetti et John D. Marks,  «The CIA and the Cult of Intelligence» (New York : Dell Publishing Co., 1974) ; Frances Stonor Saunders, «The Cultural Cold War» (New York : The New Press, 2000) ; Giles Scott-Smith,  «The Politics of Apolitical Culture: The Congress for Cultural Freedom, the CIA and Post-War American Hegemony » (New York : Routledge, 2002) ; John Stockwell, «The Praetorian Guard: The U.S. Role in the New World Order» (Boston : South End Press, 1991) ; Hugh Wilford, «The Mighty Wurlitzer : How the CIA Played America» (Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 2008).

3. Voir Wilford,  «The Mighty Wurlitzer».

4. Voir Carl Bernstein, “The CIA and the Media”, Rolling Stone, 20 octobre 1977.

5. John M. Crewdson, «Worldwide Propaganda Network Built by the C.I.A.», New York Times, 26 décembre 1977.

6. Rapport du groupe de travail, mémorandum destiné au directeur du renseignement central, « Task Force Report on Greater CIA Openness » (Worldwide Propaganda Network Built by the C.I.A.), 20 décembre 1991, cia.gov.

7. Voir Crewdson, « Worldwide Propaganda Network ».

8. Cité dans William F. Pepper, “The Plot to Kill King” (New York : Skyhorse, 2018), 186.

9. Crewdson, «Réseau mondial de propagande».

10. Voir les articles de Yasha Levine, «Surveillance Valley» (New York : PublicAffairs, 2018) et Alan Macleod dans MintPress News : «National Security Search Engine : Googles Ranks Are Filled with CIA Agents», 25 juillet 2022 ; «Rencontrez les anciens agents de la CIA qui décident de la politique de contenu de Facebook», 12 juillet 2022 ; «Le Bureau fédéral des tweets : Twitter embauche un nombre alarmant d’agents du FBI», 21 juin 2022 ; « Le pipeline de l’OTAN vers TikTok: pourquoi TikTok emploie-t-il autant d’agents de sécurité nationale ? », 29 avril 2022.

11. Le rapport du comité Church a été étroitement contrôlé et supervisé par la CIA elle-même, il est donc fort probable que les chiffres étaient et sont beaucoup plus élevés.

12. Voir Noam Chomsky et al., The Cold War and the University (New York : The New Press, 1997) ; Sigmund Diamond, “Compromised Campus: The Collaboration of Universities with the Intelligence Community”, 1945–1955 (Oxford : Oxford University Press, 1992); Walter Rodney,  «The Russian Revolution: A View from the Third World», éd. Robin D. G. Kelley et Jesse Benjamin (Londres: Verso, 2018); Christopher Simpson, « Science of Coercion: Communication Research and Psychological Warfare» (Oxford : Oxford University Press, 1996).

13. Voir The New School Archives, John R. Everett records (NS-01-01-02), série 3. Dossiers thématiques, 1918-1979, vrac: 1945-1979, Central Intelligence Agency (CIA), 1977-1978, findingaids.archives.newschool.edu/repositories/3/archival_objects/34220. Une large collection de documents montrent certains détails et est disponible dans la collection Black Vault MKULTRA, theblackvault.com.

14. Voir Gabriel Rockhill, “Radical History and the Politics of Art” (New York : Columbia University Press, 2014).

15. Voir Matthew Alford et Tom Secker,” National Security Cinema: The Shocking New Evidence of Government Control in Hollywood “(CreateSpace Independent Publishing Platform, 2017).

16. Cité dans Alford et Secker, National Security Cinema, 49.

17. Voir par exemple Michel Collon et Test Media International, Ukraine : La Guerre des images (Bruxelles : Investig’Action, 2023).

18. Voir Wilford, « Le Puissant Wurlitzer » ; Agee et Wolf, « Sale boulot » ; Charpier, « La C.I.A. en France ».

19. Voir Daniele Ganser, “NATO’s Secret Armies” (New York : Routledge, 2004) et Allan Francovich, “Gladio” (documentaire), British Broadcasting Corporation, 1992.

20. Voir Saunders, « The Cultural Cold War » et Hans-Rüdiger Minow, « Quand la CIA infiltrait la culture » (documentaire), ARTE, 2006.

21. Le terme poststructuralisme est à bien des égards une invention anglophone puisque, dans le contexte français (du moins à l’origine), les soi-disant poststructuralistes étaient considérés comme poursuivant et intensifiant – certes, de manières légèrement différentes – le projet structuraliste.

22. Michel Foucault, « Dits et écrits 1954-1988 », vol. 1 (Paris : Éditions Gallimard, 1944), 542. Pour plus sur Focault, voir Gabriel Rockhill, « Foucault : The Faux Radical » Los Angeles Review of Books, Octobre 12, 2020, thephilosophicaksalon.com

23. Voir Gabriel Rockhill, « The Myth of 1968 Thought and the French Intelligentsia », Revue mensuelle 75, no. 2 (juin 2023) : 19-49.

24.  Voir mon avant-propos pour Aymeric Monville, « Neocapitalism According to Michel Clouscard» (Madison : Iskra Books, 2023).

25. Direction du renseignement,  « France : Défection des intellectuels de gauche », Central Intelligence Agency, 1er décembre 1985, 6, cia.gov.

26. Walter Rodney, “Decolonial Marxism : Essays from the Pan-African Revolution” (Londres : Verso, 2022), 46.

27. Une grande partie des preuves de mes commentaires peuvent être trouvées dans les articles suivants : Gabriel Rockhill, «The CIA and the Frankfurt School’s Anti-Communism», Los Angeles Review of Books, 27 juin 2022, thephilosophicalsalon.com, et Gabriel. Rockhill, « Critical and Revolutionary Theory: For the Reinvention of Critique in the Age of Ideological Realignment », dans Domination et Emancipation: Refaire la critique, éd. Daniel Benson (Lanham: Rowman and Littlefield Publishers, 2021), 117-61.

28. Cité dans Wolfgang Kraushaar, éd., Frankfurter “Schule und Studentenbewegung : Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 19461995“, vol. 1, Chronik (Hambourg : Rogner et Bernhard GmbH et Co. Verlags KG, 1998), 252-53.

29. Sur la guerre de Suez, voir Richard Becker, « Palestine, Israel and the U.S. Empire » (San Francisco : PSL Publications, 2009), 71-78.

30.  Cité dans Stuart Jeffries, “Grand Hotel Abyss: The Lives of the Frankfurt School” (Londres : Verso, 2016), 297. Les déclarations d’Adorno et Horkheimer sur Nasser sont de la même famille que la propagande produite par les médias et les agences de renseignement occidentales. Comme Paul Lashmar et James Oliver ont argumenté de manière convaincante, le Département de recherche sur l’information – un bureau secret de propagande anticommuniste étroitement lié au MI6 et à la CIA – a fait pression sur la BBC et ses autres organes d’information pour qu’ils présentent Nasser comme «un dupe soviétique», ce qui était «une ligne de propagande polyvalente favorisé par les dirigeants anticoloniaux» (Paul Lashmar et James Oliver, Britain’s Secret Propaganda War: 1948-1977 [Phoenix Mill, Royaume-Uni: Sutton Publishing Limited, 1998], 64).

31. Voir Franz Neumann et al., «Secret Reports on Nazi Germany: The Frankfurt School Contribution to the War Effort», éd. Raffaele Laudani, trad. Jason Francis McGimsey (Princeton : Princeton University Press, 2013); Barry M. Katz, «Foreign Intelligence: Research and Analysis in the Office of Strategic Services, 1942-1945» (Cambridge, Massachusetts : Harvard University Press, 1989); Tim B. Müller, Krieger und Gelehrte : «Herbert Marcuse und die Denksysteme im Kalten Krieg» (Hambourg : Hamburger Edition, 2010).

32. Jürgen Habermas, «The New Conservativism: Cultural Criticism and the Historians’ Debate», éd. et trad. Shierry Weber Nicholsen (Cambridge, Massachusetts : MIT Press, 1990), p. 69.

33.  Voir Rockhill, «Critical and Revolutionary Theory».

34. Nancy Fraser, «Capitalism’s Crisis of Care», Dissent 63, no. 4 (automne 2016).

35. Voir Tita Barahona, “Judith Butler, la pope del ‘feminismo’ postmoderno, y su apoyo al capitalismo yanqui”, Canarias-semanal, 7 avril 2022, canarias-semanal.org, et Ben Norton,

« Postmodern Philosopher Judith Butler a fait des dons à plusieurs reprises à «Top Cop» Kamala Harris », 18 décembre 2019, bennorton.com.

36.  Voir, par exemple, mes critiques à Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser dans Rockhill, «  Critical and Revolutionary Theory ».

37. Stephen Gowans en fournit de nombreux excellents exemples dans son livre « Washingtons Long War on Syria » (Montréal : Baraka Books, 2017).

38. Gabriel Rockhill, « Capitalism’s Court Jester: Slavoj Žižek », CounterPunch, 2 janvier 2023.

39. Voir le débat électoral télévisé de 1990 archivé sur YouTube : « Slavoj Žižek — 1990 Election Debate in Slovenia », vidéo YouTube, 9:40, publiée le 18 mai 2021, youtube.com/watch?v=942h8enHCZs.

40. Slavoj Žižek, «Why the West Will Keep Losing in Africa: Neocolonialism Is Giving Birth to a Wretched Authoritarianism », New Statesman, 4 septembre 2023.

41. Slavoj Žižek, « The Left Must Embrace Law and Order », New Statesman, 4 juillet 2023.

42. Voir par exemple Collon, « Ukraine : La Guerre des images » et Pepe Escobar, « Why the CIA Attempted a ‘Maidan Uprising’ in Brazil », The Cradle, 10 janvier 2023, new.thecradle.co.

43. Amin a écrit : « La triade a organisé à Kiev ce qu’on devrait appeler un ‘putsch euro/nazi’. La rhétorique des médias occidentaux, affirmant que la politique de la Triade vise à promouvoir la démocratie, est tout simplement un mensonge » ( Samir Amin, « Contemporary Imperialism », Monthly Review 67, n° 3 [juillet-août 2015] : 23-36).

44. Voir Gabriel Rockhill, « The U.S. Is Not a Democracy, It Never Was », CounterPunch, 13 décembre 2017.

45. John Grafton, éd., “The Declaration of Independence and Other Great Documents of American History 1775–1865” (Mineola, New York : Dover, 2000), 8. Voir également Roxanne Dunbar-Ortiz, “An Indigenous Peoples’ History of the United States” (Boston : Beacon Press, 2015) et David Michael Smith, “Endless Holocausts” (New York : Monthly Review Press, 2023).

46. Terry Bouton, “Taming Democracy: “The People,” the Founders, and the Troubled Ending of the American Revolution” (Oxford : Oxford University Press, 2007), 4.

47. Ralph Louis Ketcham, éd., “The Anti-Federalist Papers and the Constitutional Convention Debates” (New York : Signet, 2003), 199.

48. Herbert J. Storing, éd., “The Complete Anti-Federalis”t, vol. 2 (Chicago : University of Chicago Press, 2008), 13.

49. Bien que j’ai quelques problèmes avec le cadrage global, je fournis une grande partie des preuves empiriques de mes affirmations dans le troisième chapitre de ce livre : Gabriel Rockhill, « Contre-histoire du temps présent : Interrogations intempestives sur la mondialisation, la technologie, la démocratie » (Paris : CNRS Éditions, 2017). Il est également disponible en anglais : Counter-History of the Present: Untimely Interrogations into Globalization, Technology, Democracy (Durham : Duke University Press, 2017).

50. Martin Gilens et Benjamin I. Page, «Testing Theories of American Politics: Elites, Interest Groups, and Average Citizens», Perspectives on Politics la politique 12, no. 3 (septembre 2014) : 564.

51. Voir William Blum, “Killing Hope : US Military and CIA Interventions Since World War II”(Londres : Zed Books, 2014), ainsi que son « Overthrowing Other People’s Governments : The Master List » sur williamblum.org.

52. Gabriel Rockhill,  “Liberalism and fascis : The Good Cop and Bad Cop of Capitalism,”, Black Agenda Report, 21 octobre 2020, blackagendareport.com.

53. Gabriel Rockhill, « “C,” CounterPunch, October 16, 2020.

54. « Le Maréchal Badoglio, ancien collaborateur de Benito Mussolini, responsable de terribles crimes de guerre en Éthiopie, a été autorisé à devenir le premier chef du gouvernement de l’Italie post-fasciste. Dans la partie libérée de l’Italie, le nouveau système ressemblait étrangement à l’ancien et a donc été rejeté par beaucoup comme fascismo senza Mussolini, ou « fascisme sans Mussolini » » (Jacques R. Pauwels, The Myth of the Good War [Toronto : Lorimer, 2015], 119).

55. Voir Dunbar-Ortiz, “An Indigenous Peoples’ History of the United States et Smith”, Endless Holocausts.

56. George L. Jackson,” Blood in My Eye” (Baltimore : Black Classic Press, 1990), 9.

57. Voir, par exemple, James Q. Whitman, “Hitler’s American Model” (Princeton : Princeton University Press, 2018).

58. Voir John Bellamy Foster, “Trump in the White House: Tragedy and Farce” (New York : Monthly Review Press, 2017).

59. Voir Gabriel Rockhill, « Nazis in Ukraine: Seeing through the Fog of the Information War », Liberation News, 31 mars 2022, liberationnews.org.

60. Voir Gabriel Rockhill, « Lessons from January 6th: An Inside Job », CounterPunch, 18 février 2022.

61. Anna Massoglia, « Details of the Money behind Jan. 6 Protests Continue to Emerge », OpenSecrets News, 25 octobre 2021, opensecrets.org.

62. Alan MacLeod, éd., Propaganda in the Information Age : Still Manufacturing Consent (New York : Routledge, 2019).

63. Concernant son origine, voir cette discussion de cette déclaration souvent citée : Tony Brasunas, « Is the CIA Trying to Deceive All Americans ? », 9 février 2023, tonybrasunas.com.

64. Voir critiquetheoryworkshop.com.

65. Voir Cheng Enfu, “China’s Economic Dialectic” (New York : International Publishers, 2021).

66. L’un des marxistes les plus importants aux États-Unis, John Bellamy Foster, a réalisé un travail extrêmement important sur ces trois fronts.