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lundi 26 août 2024

Dépasser l’écosocialisme

SOURCE: https://www.legrandsoir.info/depasser-l-ecosocialisme.html

Une petite analyse du mouvement "écosocialiste occidental", sous la forme d'un hommage au grand Domenico Losurdo.

Renouer avec la notion de progrès social et scientifique, centre de toutes les attaques idéologiques bourgeoises actuelles post-modernes, suppose d’étudier sérieusement la forme la plus actuelle, voire ultime, du “marxisme occidental” : l’écosocialisme. De loin, ce point de vue, assimilant l’écosocialisme et le “marxisme occidental”, peut sembler cavalier, tant l’écosocialisme se pose comme une forme “radicale” d’anticapitalisme intégrant un retour assez franc à l’aspect anti-impérialiste de l’histoire du marxisme, à la manière “néo-léniniste” diront certains (Andréas Malm, Frédéric Lordon), donc, à première vue, anti-occidentale. Mais c’est oublier que les fondateurs écosocialistes revenant à la lettre de Marx, que j’appelle donc archéomarxistes, sont tous des penseurs issus de la sphère impérialiste (Bellamy Foster et Bookchin sont nord-américains, Malm est suédois, Kohei Saïto est japonais). D’une certaine façon, comme Français, je ne fais pas exception ; mon pays figure également en bonne place au palmarès des puissances impérialistes actuelles. L’objection est juste, mais on devrait pouvoir répondre, sans déterminisme excessif, qu’on peut, comme intellectuel marxiste, trahir sa “sphère impérialiste” comme on trahit sa classe petite bourgeoise, suivant la célèbre suggestion de Gramsci. Je rends ici hommage au philosophe marxiste Domenico Losurdo, lui-même occidental, quoique grand critique de ce qu’il définissait lui-même comme le “marxisme occidental” contre le “marxisme oriental” : Il ne partageait pas avec le grand Gramsci qu’une patrie commune. Je pose ici, j’y reviendrai, qu’une critique sérieuse de l’écosocialisme ne peut faire l’économie d’une telle distinction au sein de l’histoire du marxisme.

L’idée n’est pas de commencer ici une critique détaillée du travail, tout-à-fait respectable et utile, des exégètes occidentaux de Marx qui ont jeté les bases de l’écosocialisme. Leur thèse d’ensemble est connue : revoir l’œuvre de Marx à l’aune des problèmes écologiques actuels pour restaurer sa qualité de “prophète” anticapitaliste et l’inscrire dans le mouvement de l’écologie politique. Ecologie politique qui n’est certes pas qu’occidentale, mais tout de même issue et centrée sur cette sphère. Il s’agit bien de ce qu’on appelle classiquement au vingtième siècle des auteurs “révisionnistes”, qui “révisent” la théorie marxiste dans une perspective tronquée. Les révisionnistes historiques Kautsky et Bernstein avaient en leur temps déformé Marx pour fonder leurs théories sociale-démocrates ultra-impérialistes.

Nos écosocialistes suivent quant à eux le sillage de l’école de Francfort, toute aussi occidentale, pour réviser Marx à la lumière des questions écologiques, avec une touche typiquement anti-progrès inspirée du philosophe Walter Benjamin. Dans les deux cas, l’antisoviétisme des auteurs est une base commune indiscutable, un postulat de départ même : le camp socialiste fut “productiviste”, voire “capitaliste d’Etat” et “autoritaire”, de part en part. Il ne doit pas être un modèle mais un contre-modèle.

Ajoutons que cet écosocialisme n’est pas qu’un courant de pensée. D’où l’importance d’une critique sérieuse et popularisable, encore à faire. C’est une idéologie rassemblant de nombreux acteurs politiques de la gauche antilibérale occidentale (trotskistes, Insoumis, Syriza, Die Linke, etc.). Or, comme courant de pensée, il cherche, sans le pouvoir, à marier un point de vue strictement “marxiste occidental” (antisoviétique et anti-science) à des questions écologiques qui se posent, quant à elles, dans un champ explicitement scientifique. Deux écueils le mènent donc à l’impasse : son antisoviétisme occidentalocentré et son caractère postmoderne anti-science. Ces deux écueils sont, bien sûr, liés dialectiquement par la tendance à la domination de l’idéologie bourgeoise sur le “marxisme occidental” historique.

Premier écueil donc : son caractère anti-science. Il faut le dire, celui-ci est beaucoup moins évident qu’à l’époque du freudo-marxisme ou du post-structuralisme althussérien. Pour dénoncer des catastrophes écologiques à venir, il faut tout de même un peu d’ontologie. Ce qui n’est pas sans poser de problèmes à nos archéomarxistes d’ailleurs. Disons-le par parenthèse : aucun d’entre eux n’est véritablement scientifique. Saïto et Bookchin sont philosophes, Foster et Löwy sont sociologues [1]. Pourtant c’est bien l’intérêt prononcé de Marx pour les sciences, source de nombreuses citations dénichées, qui légitime en apparence l’écosocialisme comme nouvelle étape du marxisme.

Là encore, l’intérêt de Marx pour les sciences est évidemment central, mais il a été si souvent moqué ou au moins minoré par les marxistes occidentaux qu’on peut s’étonner d’un tel regain d’intérêt. Heureusement l’hostilité vis à vis d’Engels et de sa “Dialectique de la Nature” reste intacte. L’écosocialisme doit se détourner de toute tentative “matérialiste dialectique”, se donnant d’ailleurs beaucoup de mal pour penser le lien société-nature avec des néologismes inutiles (“double détermination société-nature” comme “unité-différenciée” ou “unité-séparée” 2]), sans recourir tout simplement à la “lutte et l’unité des contraires” du Diamat 3] bassement soviétique. Il y a donc bien sûr une tentation ontologique dans le révisionnisme écosocialiste, mais contrebalancée par un rejet de la technique qui résonne comme une vieille hostilité vis-à-vis de la science en général.

C’est le terme utilisé par Marx de Stoffwechsel, couramment traduit par métabolisme en français et en anglais, qui étaye l’idée, abusive, que Marx se serait converti à la “décroissance” sur le tard. En biologie en effet le terme métabolisme est parfois associé à l’idée de circulation cyclique, stable et autorégulée, en particulier en physiologie. Mais ce n’est pas le cas en biologie moléculaire par exemple, où le métabolisme désigne simplement un flux bilatéral de construction (anabolisme) et de destruction (catabolisme) moléculaire, sans cyclicité obligatoire. Marx utilise le terme métabolisme dans le sens d’une circulation matérielle, avec l’idée qu’il y a, en agriculture en particulier, un nécessaire recyclage des sels minéraux fertilisant les sols, que l’agriculture intensive vient rompre. Liebig, chimiste contemporain de Marx, l’avait mis en évidence et Marx s’en était à juste titre convaincu : les ressources de la nature sont limitées, et la fertilité des sols n’est pas infinie.

Ceci dit, le choix du lexique physiologique, plutôt étranger (et antérieur) à l’évolutionnisme, n’est pas anodin de la part des exégètes de Marx. Se référer à un “métabolisme” couramment autorégulé, en physiologie ou plus largement dans les écosystèmes (autorégulations tout à fait réelles au demeurant, et parfaitement dialectiques au sens marxiste du terme), c’est préférer les approches cycliques et stables, “harmonieuses”, aux approches plus évolutionnistes et dynamiques qui constituent pourtant le paradigme de la biologie toute entière. Le cycle de l’eau, le cycle du carbone, le cycle des sels minéraux, tous ces cycles semblent stables à notre échelle de temps, mais ils n’ont jamais été stables dans l’histoire de la planète, ni même au cours de l’histoire humaine. Mettre l’accent sur le terme métabolisme chez Marx pour faire accroire qu’il aurait appuyé son matérialisme historique sur les lois d’une nature immuable et autorégulée, c’est tout à fait contraire au paradigme darwinien comme à la pensée de Marx et Engels elle-même.

Après tout, le terme Stoffwechsel est composé de stoff (matériel) et de wechsel (changement) : il ne cache chez Marx aucun soupçon de fixisme ou de cyclicité de la nature telle que la fantasment les écologistes. Marx l’utilisait à la fois pour identifier ce qui circule entre les hommes (marchandises) et ce qui circule entre les hommes et la nature (dont les ressources naturelles). Des équilibres sont évidemment rompus par le capitalisme, ce que Liebig et Marx identifiaient déjà il y a deux siècles, parce que ce système est fondé sur une anarchie de la production, donc une impossibilité fondamentale à anticiper les bouleversements sur le long terme, tandis que le socialisme serait susceptible de rééquilibrer les échanges destructeurs. Cependant, au-delà de telles anticipations, l’évolution des sociétés reste parallèle à d’inéluctables évolutions environnementales dont nous ne sommes pas toujours responsables, mais qu’il faudra toujours (tenter de) surmonter. Et cette forme d’anticipation-là, liée notamment au maintien dynamique de la biodiversité et pas seulement du climat, n’est pas favorisée, c’est le moins qu’on puisse dire, par le fantasme d’une nature uniquement faite d’autorégulations.

Le vivant, et même l’Humanité, ont toujours dû surmonter, malgré une apparente stabilité, des bouleversements destructeurs, radicaux et inéluctables. Cette capacité d’adaptation, voire d’émancipation permanente, est sévèrement freinée par le capitalisme qui jugule la recherche scientifique pour ses propres intérêts court-termistes. L’émancipation permanente de l’Humanité vis-à-vis des bouleversements naturels, capacité qui intègre la résolution des déséquilibres anthropiques les plus graves, ne se limite certainement pas à ceux-ci et suppose une stimulation majeure de la recherche scientifique et des technosciences. Il est clair que les écologistes égarés, fussent-ils écosocialistes, s’y refusent par définition.

Pour Saïto, s’émancipant de Marx dans son second essai, le capitalisme en crise réalise, pour se survivre à lui-même, un triple transfert métabolique : trois stratégies permettraient de différer sa fin. Les deux premiers transferts ne sont pas des nouveautés, l’un est spatial (les conséquences écologiques néfastes de la surproduction sont transférées hors de l’occident impérialiste, dans le Sud global), l’autre est temporel (elles sont aussi différées aux générations futures selon l’adage marxien “Après moi le déluge” 4]). Mais le troisième est sans doute le principal, baptisé transfert technologique : celui-ci trahit un objectif anti-technosolutionniste, dont on peut admettre une légitimité jusqu’à un certain point, mais qui conduit l’auteur à la perspective d’un “communisme décroissant” hostile à toute technoscience, et à ce stade, ce n’est plus l’occident qui est visé mais toutes les puissances concurrentes du sud, à commencer par la Chine. Nous touchons donc ici le cœur du révisionnisme écosocialiste, le deuxième écueil.

Deuxième écueil : l’antisoviétisme et l’occidentalisme postcolonial. Pas commode à première vue d’expliquer ici que, sous des apparences anticoloniales et anticapitalistes, la dénonciation de toute croissance hors occident comme “capitalisme autoritaire” (voire “impérialiste” !), incluant la Chine et même Cuba, relève d’un esprit typiquement occidentalo-centré. Pour le comprendre, il faut, avec Losurdo, convoquer l’histoire précoce du mouvement : Marx et Engels enterrés, les marxistes ont eu, chez nous, bien du mal à accepter en 1917, que la révolution n’ait pas surgi du berceau européen de la “civilisation”.

Il faut rappeler que pour beaucoup d’occidentaux, marxistes ou non, l’Union Soviétique fut, avant tout, moins européenne qu’asiatique (ce qui n’est pas faux, s’il ne s’agissait pour eux d’une tare) : le méridional Staline, géorgien, et même ce petit fils de kalmouke qu’était Lénine confirmeront le soupçon, avant Mao, Ho Chi Minh et Kim Il Sung, quand il s’agira d’orientaliser la révolution socialiste. Et c’est sans doute cette forme de chauvinisme blanc [5], d’origine bourgeoise mais déteignant sur les intellectuels de gauche de l’époque, qui sous-tendra la théorie du “totalitarisme” soviétique ou chinois, et peut être par opposition la prétention de l’Allemagne, qui a produit Marx et Engels, ou de la France, qui a produit Robespierre et la Commune de Paris, à revendiquer la paternité du socialisme.

“La condamnation d’un “marxisme oriental” frelaté au profit de l’authentique, “occidental” a connu un vaste écho [...].” dit Losurdo. “Cette appréciation est devenue, aujourd’hui, carrément un lieu commun à “gauche”. Il a été intégré de façon explicite ou implicite par les auteurs qui forment la nouvelle génération du “marxisme occidental” après la fin de la “fin de l’histoire”, promoteurs ou participants de celle qui entend se considérer comme “renaissance de Marx”.” (D. Losurdo, “Marxisme occidental” et “marxisme oriental”, une scission malheureuse in La Chine et le monde, développement et socialisme, Séminaire international -ouvrage collectif-, Le temps des cerises, 2013). Il poursuit en convoquant un vieux marxiste italien, comme nous aurions pu convoquer ses contemporains français Jules Guesde ou Léon Blum : “Le dirigeant réformiste Filippo Turati reproche aux tenants italiens du bolchevisme d’oublier “notre grande supériorité d’évolution civile d’un point de vue historique” et de s’abandonner par conséquent à l’engouement pour “l’univers oriental, face au monde occidental et européen”. Ils ne songent pas que les soviets russes sont aux parlements européens ce que la “horde” barbare est à la “cité”. [...] Kautsky avait été encore plus sévère [...]. Ce qui se produisait en Russie n’avait rien à voir avec le socialisme ou le marxisme. [...] “En Russie, on réalise la dernière révolution bourgeoise et non la première des socialistes.” Aux yeux de Turati comme à ceux de Kautsky, la Russie soviétique de 1919 ne relevait en dernière analyse que du “capitalisme autoritaire” et sans démocratie.” (id.) Relire à la lumière de ces bienveillantes réflexions la prose anti-chinoise actuelle de “gauche”...

L’idée que les pays en transition vers le socialisme ne sont en fait que des capitalistes copiant les occidentaux, la “démocratie” en moins, n’est donc pas nouvelle, et là encore, c’est aux écosocialistes occidentaux d’éclairer le monde, à commencer par le Sud global, sur l’importance de “mieux comprendre Marx”. Cette arrogance occidentale explique aussi pourquoi les indiscutables avancées de la Chine ou de Cuba en matière d’écologie sont à la fois incompréhensibles et systématiquement occultées par nos exégètes : les solutions sont dans les textes, pas dans les faits ou dans l’histoire réelle.

L’injonction faite au sud de suivre la voie d’un “communisme décroissant” (Saïto) relève lui aussi d’une tradition occidentale, jadis dénoncée par Marx et Engels chez les socialistes utopiques : “Rien n’est plus facile que de recouvrir d’un vernis socialiste l’ascétisme chrétien” disaient-ils dans le Manifeste (cité par Losurdo, id.). Losurdo précise : “Marx et Engels le font remarquer encore : “les premiers mouvements du prolétariat” sont souvent caractérisés par un ascétisme général et un égalitarisme grossier”.” (id.). Voilà qui résume à peu près le “partage égalitaire de la misère” que vendent les écosocialistes décroissants au Sud global, niant, consciemment ou non, l’impératif de croissance que suppose la course au développement technico-scientifique et économique pour survivre à l’encerclement impérialiste. “C’est justement pour avoir réussi sa tentative de réduction drastique de l’inégalité - économique et technologique - au plan international que la Chine se trouve aujourd’hui dans les meilleures conditions pour s’attaquer au problème de la lutte contre les inégalités au plan intérieur, grâce notamment aux ressources économiques et technologiques accumulées entre-temps.” (id.) On pourrait ajouter, dans le sillage de cette logique de “NEP” [6], que, pour résoudre localement les contraintes environnementales et climatiques elles-mêmes, le développement technique chinois est lui aussi incontournable. Ne doutons pas que ces avancées existent (en Chine comme à Cuba) et qu’elles résultent d’impératifs développementaux (et non décroissants) : les ressources naturelles locales, les sols, la flore, la faune, toutes ces richesses précieuses sont avant tout considérées comme nationales et donc vitales pour la souveraineté, voire la survie face à l’encerclement impérialiste. Sur le long terme, pendant que l’impérialisme court-termiste détruira ses propres ressources ou celles de ses semi-colonies, la Chine, qui planifie son avenir, a tout intérêt à préserver ses propres ressources pour gagner par l’endurance. Ainsi peut-on parier sur l’avenir des non-alignés se démarquant de l’occident impérialiste, avec le socialisme comme perspective.

Le rapport à la science est tout à fait antagonique entre les deux “marxismes”, et c’est je pense ce qu’il faut retenir ici pour l’avenir : quand l’un la considère suspecte de consubstancialité avec le capital et s’en détourne (néolyssenkisme queer, etc.), l’autre y voit une ressource capitale pour s’en émanciper. Losurdo cite volontiers pour illustrer cette contradiction les révolutionnaires Sun Yat Sen, Hô Chi Minh, et Lénine lui-même. “Le futur leader du Vietnam séjourne en France pour apprendre la culture de ce pays et aussi la science et la technique [souligné par D.L.].” Losurdo mentionne aussi “l’intérêt dominant de Sun Yat Sen [futur président de la République chinoise, séjournant en France] le secret de l’occident, c’est-à-dire la technologie dans tous ses aspects [...]” (id.). Mais il poursuit, sur les révolutionnaires russes d’abord influencés par l’occident : “Une telle foi dans la science et la technique n’est pas partagée en occident. [mentionnant Boukharine qui voyage en Europe et aux EU en 1911, il le cite, concernant l’appareil d’État capitaliste à l’aube de la première guerre mondiale :] “Voici un nouveau Léviathan, devant lequel la fantaisie de Thomas Hobbes semble un jeu d’enfant.” [...] Toute la grande machine technique s’est muée en une “énorme machine à tuer”. On a l’impression qu’une telle analyse a tendance à lier trop étroitement science et technique d’un côté, et capitalisme et impérialisme de l’autre.” (Id.)

“En occident, sciences et techniques font pleinement partie du “nouveau Léviathan”, poursuit Losurdo, “car utilisées par la bourgeoisie capitaliste [...]. En Orient, la science et la technique sont vitales pour développer la résistance contre la politique d’assujettissement et d’oppression que justement le “nouveau Léviathan” met à exécution. A bien y regarder, la différence qui nous occupe n’est pas entre Est et Ouest, mais entre pays, pour la plupart économiquement et politiquement arriérés, où les communistes sont engagés à battre le terrain inexploré de la construction d’une société post-capitaliste, et pays capitalistes avancés où les communistes ne peuvent que jouer un rôle d’opposition et de critique.” (Id.) Lénine lui-même ne fait pas exception dans cette contradiction entre les deux contextes : “Dans les années précédent la première guerre mondiale et la révolution d’Octobre, Boukharine et Lénine - exilés en occident et éloignés des devoirs qu’impose la direction de l’Etat - sont proches du “marxisme occidental”, chacun à sa manière. Tournés vers l’édification d’un nouveau système social, ils défendent ensuite, chacun avec des modalités différentes, des positions semblables à celles des communistes vietnamiens et chinois avaient élaborées à partir des exigences et des perspectives de la révolution anticoloniale.” (Id.)

On retrouve chez les écosocialistes moralisateurs d’aujourd’hui non seulement les réflexes d’un Turati quand il s’agit d’analyser ce qui se passe politiquement hors d’occident (la Chine comme “capitalisme sans démocratie” par exemple), mais aussi cette posture infertile consistant à jouer vis-à-vis du capital destructeur de l’environnement un simple “rôle d’opposition et de critique”. Ils ignorent, ou veulent ignorer, toute l’histoire “écologique” du communisme soviétique (essentiellement pré-khrouchtchévien) puis chinois et cubain. Ils sont - disons-le - impuissants à ouvrir une perspective que, du reste, le camp socialiste a ouvert depuis longtemps, et dont il est urgent de s’inspirer.

Double contradiction donc chez les écosocialistes, qu’il n’est pas aisé de démasquer : Le “marxisme occidental” écosocialiste se présente d’une part comme un anti-impérialisme venant au secours de la périphérie contre un centre pollueur et destructeur, alors qu’il part d’un antisoviétisme occidentalo-centré d’inspiration tout à fait bourgeoise. Il se présente d’autre part comme une théorie du retour à la Nature contre le Capital (titre du premier essai de Saïto d’ailleurs), alors que son rejet postmoderne des “sciences de la Nature” fonde sa nostalgie préindustrielle. D’un côté, venir “au secours” de la périphérie, ne serait-ce qu’idéologiquement, est une marque de pensée néocoloniale tout à fait contemporaine, typique du “marxisme occidental” décrit par Losurdo. D’un autre, le rejet des sciences de la nature est lui-même typique d’un tel “marxisme” essentiellement critique : l’indiscutable explosion scientifique et technique qui a marqué la Renaissance en Europe a fait accroire à nos exégètes que science et capitalisme sont consubstantiels. Et la riche histoire scientifique de l’URSS leur apparaît soit comme un prolongement du même productivisme destructeur dans un camp “faussement socialiste”, soit comme une fausse science tombée dans l’impasse du “diamat” totalitaire. Dans les deux cas, le chauvinisme paneuropéen explique, et c’est grave pour le mouvement marxiste, son aversion pour les sciences de la nature et la technologie, forcément mortifère.

Il est temps au contraire, pour nous occidentaux comme pour tous les progressistes “orientaux” luttant contre la pieuvre impérialiste et ses méfaits (y compris environnementaux), non seulement de dénoncer cette cinquième colonne décroissantiste, comme Lénine l’avait fait avec le révisionniste Kautsky par exemple, mais surtout d’ouvrir, sur les pas de Lénine encore, une perspective idéologique révolutionnaire susceptible de résoudre, pas à pas, dans une lutte tous azimuts, les innombrables catastrophes dans lesquelles l’impérialisme nous précipite... avec une foi retrouvée en la science et dans le progrès humain.

[1] Signalons pour aller plus loin que les biologistes sont en réalité bien silencieux dans les arènes du combat idéologique écosocialiste (voire écologiste tout court), marqueur supplémentaire de la gêne persistante en occident que provoquerait une implication de la biologie dans le champ politique. Les amateurs de Youtube remarqueront par exemple que la scène médiatique est saturée, au-delà des “philosophes” au sens strict, de physiciens tels que Aurélien Barrau, Jean-Marc Jancovici, Etienne Klein, etc.

[2] Kohei Saïto, Marx in the Anthropocene. 2023.

3] Les soviétiques amateurs d’abréviation parlaient du Diamat pour le matérialisme dialectique, philosophie officielle de l’Etat, outrageusement “ontologique”, “ossifiée” ou “caricaturale” pour le marxiste occidental bon teint.

[4] “Après moi le déluge ! Telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste.” Karl Marx, Le Capital, livre premier, chapitre 10 : La journée de travail.

[5] On pourrait dire de façon plus lisse “paneuropéen”.

[6] La “NEP” ou “Nouvelle Politique Économique” lancée par Lénine pour stimuler la croissance en Russie de manière à développer les forces productives pour construire ensuite le Socialisme, a inspiré dans son sillage la politique économique chinoise actuelle, partant de plus loin encore dans le féodalisme qu’en Russie.

mercredi 17 juillet 2024

Recension de Contre-histoire du libéralisme (de Domenico Losurdo): les théories libérales ont-elles favorisé l’émergence du nazisme ?

Source: https://anticons.wordpress.com/2020/01/15/les-theories-liberales-ont-elles-favorise-lemergence-du-nazisme/

 

Issu du siècle des lumières, le libéralisme se présente comme une philosophie politique qui prône des valeurs telles que la démocratie, la laïcité, l’égalité entre les sexes, l’égalité raciale, la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté du choix religieux ou encore une forme d’internationalisme. Mais par delà les apparences, connaît-on vraiment l’histoire du libéralisme ? Cette doctrine qui domine sans partage est-elle aussi bienveillante que ses aficionados le prétendent ?

Convaincu de la nécessité d’un nouvel éclairage, le philosophe italien Domenico Losurdo a publié en 2014 une « Contre-histoire du libéralisme ». Dans cet ouvrage, le philosophe revient sur trois siècles de libéralisme. Chapitre après chapitre, Losurdo nous détourne des idées très largement répandues qui laissaient entendre que le libéralisme garantit à l’ensemble de la communauté humaine des droits fondamentaux. Pour lui, l’esclavage, le colonialisme, les génocides, le racisme et le mépris de classe font partie intégrante de l’histoire du libéralisme. Losurdo insiste avec force, méthode et détermination. Sans établir de parallélisme simpliste, il parvient à nous démontrer que les théories du “troisième Reich” étaient déjà en gestation dans la matrice libérale.

En nous inspirant du décryptage minutieux de Losurdo, il nous a semblé utile de revenir sur l’histoire du libéralisme. Tout d’abord en essayant de reprendre à notre compte la méthodologie du philosophe italien qui pointe notamment les contradictions du libéralisme. Puis en nous permettant de recouper les affirmations de Losurdo avec d’autres sources. Enfin, en essayant de comprendre où nous a conduits le libéralisme en 2019, nous essayerons de mieux cerner où il pourrait nous emmener, alors même qu’il est toujours de bon ton de diaboliser les révolutions et la lutte des classes.

John Locke : le père du libéralisme

 

John Locke (1632 – 1704) était un philosophe et médecin anglais, largement considéré comme l’un des plus influents penseurs du libéralisme. Locke pense que la nature en soi fournit peu de valeur à la société, ce qui implique que le travail consacré à la création de biens leur confère leur valeur. Partant de ce postulat, Locke a élaboré une théorie du travail fondée sur la propriété. Pour lui elle est un droit fondamental lié à la nature intrinsèque de l’être humain, au même titre que la vie ou la liberté. Si, au départ, la terre appartient aux hommes de façon égale, elle leur a été donnée par Dieu et ceux-ci se l’approprient en y apportant la valeur ajoutée de leurs efforts. Il estime également que la propriété précède le gouvernement et que le gouvernement ne peut « disposer des biens des sujets de manière arbitraire ». A la question « de quel droit un individu peut prétendre posséder une partie du monde ?”, Locke répond que “les personnes se possèdent elles-mêmes et donc possèdent également leur propre travail.”

L’esclavage comme fondement

Mais le droit pour Locke n’est finalement pas universel, puisqu’il s’obtient par la volonté divine. De ce fait il ne s’applique pas de la même manière à l’ensemble des individus qui forment la communauté humaine. Dans son système les pauvres doivent être blâmés pour leur pauvreté. Une recommandation qu’il argumente clairement dans un rapport intitulé « Fondements des politiques de la pauvreté ». Locke suggère des réformes axées sur la discipline inculquant des caractéristiques qu’il considère positives telles que le travail acharné. Il affirme que, pour «restreindre efficacement les vagabonds inactifs», les pauvres devraient être mis au travail. Les vagabonds pourraient être contraints de servir dans l’armée et la marine. Ils seraient astreints à des travaux durs, et en cas de délits, à des peines sévères aux travaux obligatoires dans des plantations.

Locke fut l’un des principaux investisseurs de la Royal African Company, pilier du développement de la traite négrière. Dans une carrière aux fortunes diverses, Locke fut intimement impliqué dans les affaires américaines. Il participa à la rédaction des Constitutions fondamentales de la Caroline (divisée entre le nord et le sud en 1729) qui stipule entre autre que les citoyens de la Caroline exercent un pouvoir et une autorité sans limites sur leurs esclaves noirs. “Les Indiens vivent de cueillette, de chasse et de pêche, et non d’agriculture ou d’élevage intensif” argumente Locke. En bon colonialiste libéral il soutient que la terre appartient à celui qui la cultive et non à celui qui l’occupe. Les terres américaines peuvent donc faire l’objet d’une appropriation sans consentement.

Les « Workhouses » : l’univers concentrationnaire pour les pauvres

 

De 1601 à 1948 au Royaume-Uni, les workhouses furent des sortes de camps de travail, dans lesquels les personnes dites incapables de subvenir à leurs besoins se virent contraintes d’accepter des conditions de vie qui peuvent, comme nous allons le voir, aisément s’apparenter à de l’esclavage. Les malheureux qui survivaient dans une workhouse étaient marqués sur la manche de leur uniforme du «P» qui voulait dire «pauper». Comme dans les camps de concentration, les détenus, puisqu’au fond il s’agit bien de cela, étaient soumis à une discipline inflexible qui reposait sur un travail épuisant. Les indigents, pour reprendre un terme cher à John Locke, y travaillaient jusqu’à 18 heures par jour. Par l’effet combiné de la sous-alimentation, du travail éreintant (dès l’âge de 4 ans), du manque de vêtements, de la surpopulation et des épidémies, on dénombre 280 000 morts dans les workhouses irlandaises durant la grande famine qui sévit au milieu du 19e siècle en Irlande. Le roman de Charles Dickens “Oliver Twist” critique sévèrement la violence institutionnelle des workhouses. Dans la scène où Oliver demande une petite ration supplémentaire, Dickens détaille parfaitement le caractère inhumain des maisons de travail. Dickens commente aussi sarcastiquement la mesure notoire consistant à séparer les couples mariés lors de l’admission à la maison de travail.

Jeremy Bentham : une conception libérale à deux faces

 

Jeremy Bentham plaide en faveur des libertés individuelles et économiques, de la séparation de l’Église et de l’État, de la liberté d’expression, de l’égalité des droits pour les femmes, de la décriminalisation des actes homosexuels, et il appelle à l’abolition de l’esclavage. L’axiome fondamental de son discours repose sur le principe selon lequel c’est le plus grand bonheur du plus grand nombre qui mesure le bien et le mal. Cependant Losurdo remarque que s’il y a le Bentham aux allures progressistes, il y a également un autre Bentham aux aspirations beaucoup plus anti-sociales qui ne tarit pas d’éloges à l’égard des workhouses. Des manufactures qu’il entend faire évoluer en « maisons d’inspection » de type panoptique. Un concept dont il est à l’origine qui permet le contrôle des détenus par un nombre de surveillants limité. Bentham justifie sa proposition ainsi : « Les soldats portent des uniformes ; pourquoi les pauvres n’en porteraient-ils pas ? Ceux qui défendent le pays les portent ; pourquoi ceux que celui-ci maintient en vie ne devraient-ils pas le faire ? Non seulement la force de travail qui réside en permanence, mais aussi les travailleurs occasionnels, devraient porter l’uniforme quand ils sont dans la maison, pour le bon ordre, pour la facilité d’être distingués et reconnus, et aussi pour la propreté« . Ce court mais explicite extrait résume très bien l’ambiguïté de la philosophie de Bentham qui d’un côté chante les louanges de la liberté et de l’autre argumente par l’entremise d’une autre facette de sa doctrine dite « utilitariste » la nécessité d’embastiller les pauvres avec pour seul motif qu’ils sont pauvres.

La grande famine irlandaise

 

L’événement est parfois appelé “famine de la pomme de terre irlandaise”. La cause immédiate de cette famine fut une maladie nommée “mildiou”, un parasite microscopique qui infectait les cultures de pommes de terre. Plusieurs sources considérées sérieuses, évaluent entre 1846 et 1851 à un million le nombre total de victimes. A ce chiffre s’ajoutent deux millions de réfugiés qui migrèrent dans des conditions périlleuses vers des pays anglophones. Dans la même période (la seconde moitié du XIX siècle), la Grande-Bretagne est la première puissance économique mondiale. Son PIB progresse de 600% lors du décollage de son économie de 1700 à 1860. Pendant que les gens mouraient de faim en Irlande, les exportations de céréales se poursuivaient partout en Europe.

Pourquoi les anglais ne sont-ils pas vraiment intervenus ?

1/ L’impact du fléau était exacerbé par la politique économique du sacro-saint « laisser-faire » cher à la mouvance libérale. Il n’était pas question pour les capitalistes britanniques de contrarier les flux de capitaux engendrés par l’exportation de denrées alimentaires.
2/ Dans le protestantisme libéral, il y avait un présupposé métaphysique qui affirmait que Dieu voulait punir les irlandais du fait de leur obédience religieuse (catholique). Tout au long de la famine, Charles Edward Trevelyan, secrétaire adjoint au Trésor, était en charge de l’action des pouvoirs publics anglais. Les idées préconçues de l’élite anglaise se révèlent formellement dans une lettre où Trevelyan
écrit qu’il voyait dans cette famine le jugement de Dieu qui selon lui infligeait cette calamité afin de donner une leçon aux Irlandais. C’est pourquoi elle ne devait pas être trop atténuée pensait-il.
3/ Du point de vue de la bourgeoisie anglaise, les irlandais étaient des arriérés, des paresseux, abonnés à la sournoiserie sans que l’on puisse faire quelque chose. Entre autres, le journal libéral
The Times tirait à boulets rouges sur le peuple irlandais, pour dénoncer : « une oisiveté rusée, calculatrice, cupide, un refus absolu de tout effort personnel et la maladie morale d’une vaste population plongée dans l’agréable bourbier de l’indigence volontaire… ».

Génocide ou pas ?

 

Le journaliste et historien John Mitchel fut l’un des premiers à accuser les Britanniques de génocide. Il écrit : « Certes le Tout-Puissant nous a frappés du mildiou mais ce sont les Britanniques qui ont provoqué la famine. » The Famine Plot (le complot de la famine) est un essai écrit par l’historien irlandais Tim Pat Coogan publié en 2012. Coogan y accuse ouvertement les Anglais d’avoir commis un « holocauste ». L’historien de l’économie irlandaise Cormac O’Grada pense qu’une attitude moins doctrinaire à l’égard de la lutte contre la famine aurait permis de sauver de nombreuses vies. Professeur d’histoire moderne irlandaise à la Queen’s University Belfast, Peter Gray dans son ouvrage « L’Irlande au temps de la grande famine » conclut que l’attitude britannique peut être qualifiée de « négligence coupable ».

Rappelons que s’abstenir de porter secours à une personne ou à un groupe de personnes en détresse s’appelle en droit la “non-assistance à personne en danger”. Mais il y a plus grave : le laisser-faire coupable motivé par des préjugés raciaux constitue l’une des bases de l’idéologie fasciste. La grande famine accompagnée du scandale de la non-intervention britannique est l’un des premiers indices qui tend à montrer que le libéralisme fut bien le poisson-pilote des idéologies fasciste et nazie.

Du « darwinisme social » au concept de « race aryenne »

Nous savons tous globalement qu’Hitler et les dignitaires du parti nazi étaient obsédés par la «pureté raciale». Ils ont ainsi utilisé le mot «aryen» pour décrire l’idéal d’une «race allemande pure». Selon eux, les aryens avaient un sang pur, la peau pâle, les cheveux blonds et les yeux bleus. Et à contrario les non-aryens étaient considérés comme impurs voire même quasi-diaboliques. Hitler croyait que la supériorité aryenne était particulièrement menacée par les Juifs. Alors certes, si le national-socialisme qui conteste comme nous venons de le rappeler le principe universel d’égalité entre les hommes, a développé ses propres spécificités, il fut aussi un réceptacle des théories racistes forgées au cours des décennies précédentes.

 

Il en va ainsi des idées développées un siècle plus tôt par Herbert Spencer, qui fut la “tête de gondole” du darwinisme social. Spencer était rédacteur en chef de la revue libérale The Economist, l’autre grand journal libéral anti-irlandais avec The Times qui encouragea la non-assistance durant les années de la grande famine. Le darwinisme social, qui n’a pas grand chose à voir avec le darwinisme, donnera naissance à l’eugénisme représenté en premier lieu par Francis Galton. Pour ce dernier, il s’agissait de préserver les élites nationales à tout prix. Des élites qui risquaient bel et bien de disparaître au profit des pauvres dont le nombre augmentait de génération en génération, prévenait Galton.

Le premier Congrès international de “l’eugénique” se déroule à Londres en 1912. Il est organisé par la British Eugenics Society Education qui compte parmi ses membres imminents une collection de hauts responsables politiques britanniques. Nous retrouvons entre autres : Arthur Neville Chamberlain, qui fut Premier ministre du Royaume-Uni de 1937 à 1940. Winston Churchill qui fut Premier ministre du Royaume-Uni de 1940 à 1945 et de 1951 à 1955. Et l’économiste John Keynes qui est considéré comme la figure de proue du « social-libéralisme ». Dans des circonstances où les pays anglo-saxons et en particulier les américains sont fortement représentés, ce congrès est inauguré par Lord Balfour. Le second Congrès aura lieu à New York en 1921. D’ailleurs bien avant l’Allemagne, les Etats-Unis étaient à la pointe dans le domaine de l’eugénisme. Ils furent même les premiers à mettre en place une législation eugénique.

L’Etat de l’Indiana pratique dès 1899 des stérilisations sur des criminels volontaires et sur des arriérés mentaux. Cet Etat vote en 1907 une loi prévoyant la stérilisation des dégénérés. En 1914, trente états promulguent des textes annulant le mariage de ceux qu’on classe en termes d’idiots. (Actuellement dix-neuf Etats ont toujours cette législation dans leurs textes). Le courant eugéniste américain vise également les immigrants, particulièrement ceux venant d’Europe de l’Est et du Sud. Ces derniers sont désignés comme appartenant à une race inférieure à celle des anglo-saxons. Le mouvement eugéniste gagne ensuite petit à petit l’Europe. Les pays scandinaves sont les premiers à voter des lois de stérilisation envers les épileptiques et les retardés mentaux. Les lois de stérilisation furent abrogées tardivement, d’abord au Danemark (1967) et en Finlande (1970), puis en Suède (1976) et en Norvège (1977).

Dans ce contexte, notons deux citations

“Je souhaiterais beaucoup que l’on empêcha entièrement les gens de catégorie inférieure de se reproduire, et quand la nature malfaisante de ces gens est suffisamment manifeste, des mesures devraient être prises en ce sens. Les criminels devraient être stérilisés et il devrait être interdit aux personnes faibles d’esprit d’avoir des descendants”. Théodore Roosevelt

“La multiplication contre nature et de plus en plus rapide des faibles d’esprit et des malades psychiatriques, à laquelle s’ajoute une diminution constante des êtres supérieurs, économes et énergiques, constitue un danger pour la nation et pour la race qu’on ne saurait surestimer… Il me semble que la source qui alimente ce courant de folie devrait être coupée et condamnée avant que ne s’écoule une nouvelle année.” Winston Churchill

Collusion entre l’idéologie pangermanique et l’eugénisme libéral

En popularisant le concept de « race aryenne », Houston Stewart Chamberlain est indéniablement l’idéologue qui servit de trait d’union entre l’eugénisme anglo-saxon et le pangermanisme qui défendait le Volkstum (le rassemblement de tous les hommes de même langue, de même culture). Inspiré par le darwinisme social et la théorie de l’aristocrate français Arthur de Gobineau qui établissait une dichotomie au sein de la même race (d’un côté la noblesse aryenne et de l’autre les citoyens de race inférieure), Chamberlain publie en 1899 “Die Grundlagen des neunzehnten Jahrhunderts” (La Genèse du XIXème siècle). Cet ouvrage constitue une « histoire raciale » pseudo-scientifique de l’humanité, qui annonce la guerre imminente pour la domination mondiale au XXème siècle entre les Aryens d’un côté, contre les Juifs, les Noirs et les Asiatiques de l’autre côté. Très élogieux, l’Empereur allemand Guillaume II lui écrit : « Je sentais d’instinct que nous, les jeunes, avions besoin d’une autre formation, pour servir le nouveau Reich ; notre jeunesse opprimée manquait d’un libérateur tel que vous !…» Pour les pays anglo-saxons, Théodore Roosevelt, le 26e président des États-Unis, dans un article de l’Outlook, souligne avec prudence un parti pris extrême de l’auteur, mais ajoute malgré tout que l’ouvrage « représente une influence avec laquelle il faut désormais compter, et compter sérieusement ». Naturalisé Allemand en 1916, Chamberlain recevra la Croix de fer peu de temps après, et apportera son soutien en 1923 à Adolf Hitler (un admirateur de la première heure). Il convient de noter que l’Institut Kaiser-Wilhelm d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme qui dans les années 1930 promeut l’eugénisme et l’hygiène raciale en Allemagne nazie, sera jusqu’en 1939 financé par la Fondation Rockefeller qui était également partie prenante dans les programmes américains et scandinaves.

Une concordance idéologique que l’on retrouve en 1905 quand Francis Galton (anobli en 1909) s’associe à Alfred Ploetz le théoricien allemand à l’origine de «l’hygiène raciale». Les deux hommes créèrent avec d’autres la Société allemande d’hygiène raciale (Deutsche Gesellschaft für Rassenhygiene). Cette organisation sera affiliée à la “British Eugenics Education Society” de Galton. Une coopération qui permettra l’implantation de succursales en Suède, aux États-Unis et aux Pays-Bas. Par la suite, la “Deutsche Gesellschaft für Rassenhygiene” exercera une influence directe sur des lois comme la « Loi pour la prévention de la descendance héréditaire malade », qui faisaient partie intégrante de l’Action T4 « euthanasie », un programme du régime nazi supervisé directement par Adolf Hitler.

Alexis de Tocqueville : une icône de la bourgeoisie libérale française…

 

Il est la référence incontournable des chantres français (actuels et passés) de l’«anti-antiaméricanisme». Les mêmes sont aussi les chantres de l’«anti-socialisme». Parmi eux : Raymond Aron, François Furet, ou plus récemment Bernard-Henri Lévy et Alain Finkielkraut. Né en 1805, Tocqueville, juriste qui fut tour à tour diplomate, homme politique et historien, est surtout connu aux États-Unis pour son œuvre « De la démocratie en Amérique« . Selon ses dires, l’échec de la Révolution française est le fait d’un attachement trop important aux idéaux des lumières définis en grande partie auparavant par Jean-Jacques Rousseau dans son Contrat social dans lequel Rousseau explicite que la démocratie doit maintenir sa pureté. Tocqueville était quant à lui un libéral classique qui en conséquence prônait la nécessité d’un gouvernement parlementaire. En 1835, Tocqueville entreprit un voyage en Irlande. Il y observe les conditions épouvantables dans lesquelles vivaient la plupart des fermiers catholiques. De plus Tocqueville décrit les Workhouses comme « l’aspect le plus hideux et le plus dégoûtant de la misère ».

… pas si bienveillante qu’elle en a l’air

 

L’indignation à géométrie variable est une constante chez les libéraux. Si Tocqueville a su se montrer souvent très critique envers la politique sociale britannique, Losurdo nous rappelle que « Tocqueville propose d’appliquer le modèle de la colonisation américaine à l’Algérie : il théorise la «guerre juste» faite aux «sauvages» voués à la destruction, qui passe par des exactions à l’encontre des civils, et l’instauration d’un apartheid garantissant la suprématie blanche ». Selon l’aristocrate français «La race européenne a reçu du ciel ou a acquis par ses efforts une si incontestable supériorité sur toutes les autres races qui composent la grande famille humaine, que l’homme placé chez nous, par ses vices et son ignorance au dernier échelon de l’échelle sociale, est encore le premier chez les sauvages».

 Des crimes multiples liés la colonisation française en Algérie que Tocqueville n’a jamais cessé de cautionner : « J’ai souvent entendu en France des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants, ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre », écrivait Tocqueville avant d’ajouter « Je crois que le droit de la guerre nous autorise à ravager le pays … ».

Les pratiques esclavagistes et génocidaires du pouvoir américain

Les Anglais ont établi treize colonies de peuplement en Amérique du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles. Elles accèdent à l’indépendance en 1783 et deviennent les États-Unis d’Amérique. Sur les 36 premières années des Etats-Unis, il y a 34 années pendant lesquelles les Présidents sont des propriétaires d’esclave, relate Losurdo. Ce premier point constitue une différence fondamentale avec la conception des protagonistes de la Révolution française à qui il est reproché une approche trop abstraite de la question politique. Losurdo nous dit : « mais c’est pour cela que la Révolution française a débouché sur cette idée abstraite qu’est l’abolition de l’esclavage« . Cette idée abstraite mais surtout universelle ne pouvait évidemment pas être le produit d’une caste d’esclavagistes qui avaient développé leurs fortunes par le biais du trafic des Africains. Car ne l’oublions pas, entre 11 et 12,7 millions d’entre eux ont été arrachés à leurs terres entre le XVe et le XIXe siècle pour être déportés par les grandes puissances européennes : Portugal, Espagne, Angleterre, Hollande et France.

 

Bien moins connue, la mise en esclavage des Amérindiens est l’une des autres fautes morale du colonialisme européen en Amérique. Dans son premier livre « Colonial North America« , l’historien Brett Rushforth jette un éclairage nouveau sur le bilan total de l’esclavage des populations amérindiennes. Il établi qu’entre 2 et 4 millions d’autochtones ont été réduits en esclavage en Amérique du Nord et du Sud. Dans son second livre, Rushforth réexamine en particulier l’esclavage des Amérindiens par les colons français, aidés en cela par certains de leurs alliés autochtones. Rushforth retrace ainsi l’interaction dynamique qu’il y avait entre les systèmes autochtones déjà existants et l’institution coloniale française basée sur le continent américain. En Nouvelle-France, pas moins de 10 000 Indiens ont été réduits en esclavage entre 1660 et 1760.

Dans « Contre-histoire du libéralisme« , Losurdo revient sur Thomas Jefferson, le 3e président des États-Unis qui dans sa correspondance privée reconnaît volontiers l’horreur de la guerre contre les indiens. Mais Losurdo précise qu’aux yeux de Jefferson, « c’est justement le gouvernement de Londres qui en est responsable car il a excité ces « tribus » sauvages et sanguinaires : cette situation va nous obliger à les poursuivre jusqu’à l’extermination… ». George Washington proposait quant à lui la négociation de l’achat des terres car pour le 1er Président des États-Unis, l’Indien était un « sauvage » qu’il valait mieux éviter de « chasser » de son territoire, car il y reviendrait à un moment ou à un autre. D’un autre côté, en violation d’un traité en 1779 pendant la guerre d’indépendance, George Washington, le commandant de l’armée continentale ordonne que les territoires des Iroquois soient conquis et dévastés. Le non-respect des engagements envers les indiens accompagne la marche de l’Histoire américaine, nous rappelait l’historien américain Howard Zinn qui écrivait : « les gouvernements américains ont signé plus de quatre cents traités avec les Amérindiens et les ont tous violés, sans la moindre exception ».

En 1763, la Grande-Bretagne, par la Proclamation royale, décida de réserver le «Territoire indien» à l’ouest de la Nouvelle-Angleterre aux autochtones et interdit même aux colons de s’y installer. Cette décision est en grande partie à l’origine de la guerre d’indépendance. On dénombre environ 65 conflits armés ayant opposé les peuples Indiens d’Amérique du Nord aux Américains, dans une période allant de 1778 à 1890. La conséquence immédiate de ces guerres fut la politique de déportation des populations indiennes vers des réserves. Guerres, maladies et massacre des bisons pour affamer les indiens débouchèrent sur un résultat sans appel. Entre le XVIème et le XIXème siècle, la population des natifs américains est passée de plus de 20 millions d’individus à seulement 250 000. Alors génocide ou pas ? Sont qualifiées de génocide les atteintes volontaires à la vie, précise l’ONU. Dès lors, il suffit de relire simplement les aveux de Jefferson pour s’en convaincre : « Cette situation va nous obliger à les poursuivre jusqu’à l’extermination ».

Avant de refermer ce chapitre, n’oublions pas qu’il y a peu de temps, les lois ségrégationnistes étaient encore en vigueur : « Les Amérindiens doivent eux attendre 1924 pour bénéficier de la citoyenneté. Quant aux Afro-Américains, malgré l’abolition de l’esclavage en 1865 et le vote dans la foulée des Quatorzième et Quinzième amendements, qui garantissent théoriquement leur citoyenneté, ils voient, au moins jusqu’aux années 1960, leur droit de vote massivement restreint par des astuces juridiques comme les tests d’alphabétisation ou la grandfather clause, qui impose d’avoir eu un grand-père électeur pour être électeur soi-même ». A cela ajoutons que les mariages «interraciaux» étaient interdits entre blancs et noirs dans une majorité des États avant la Seconde Guerre mondiale, et très souvent aussi entre blancs et Asiatiques ou blancs et Amérindiens. (Slate, 25 août 2017)

Vous avez dit un continent pour une seule race…

 

En 2017, James Q. Whitman écrit : « Hitler American Model » que nous pouvons traduire par « Le modèle américain d’Hitler« . Dans cet ouvrage, Whitman démontre qu’Hitler s’est tout particulièrement inspiré des politiques ségrégationnistes mises en place aux États-Unis pour élaborer la législation du 3e Reich. Même si Whitman souligne que “les États-Unis ne sont pas responsable de la politique allemande entre 1933 et 1945« , cet essai nous aide à comprendre l’influence américaine sur les pratiques racistes dans le monde entier. Whitman note ainsi qu’en 1942 le ministre nazi Hans Frank qualifiait d’« Indiens » les juifs d’Ukraine…

Philippe Burrin, enseignant à l’Institut des hautes études internationales à Genève, rappelait quant à lui en 2001 dans L’Express que dans un plan de recomposition d’une nouvelle Europe « [Hitler affirmait qu’]il y a une race allemande, à laquelle appartiennent non seulement les Autrichiens, les Suisses allemands, les Luxembourgeois mais également tous les individus d’Europe qui ont pu avoir eu des ascendants allemands. […] Ensuite, on agrège à cette masse allemande les populations parentes dites «germaniques» comme les Scandinaves, les Hollandais, les Flamands, pour former un peuple maître de quelque 100 millions de personnes. Pour que celui-ci puisse croître rapidement, il faut un «espace vital» : Hitler a choisi les terres situées à l’est de l’Europe. Que fait-on des «sous-hommes» qui s’y trouvent déjà ? Réponse logique : on les expulse, ou bien on les transforme, comme jadis, en esclaves qui aideront aux grands travaux d’aménagement, ou, pour ceux qui n’ont pas de territoires, comme les Juifs et les Tsiganes, on les extermine « . En bref : une race supérieure, des expulsions, des esclaves et une extermination de masse. Comme un air de déjà-vu ?

Le « droit-de-l’hommisme »

 

Au fil du temps, la rhétorique libérale a dû évoluer. Tout d’abord parce que les grandes métropoles capitalistes ont vu leur leadership remis en cause par l’autodétermination chinoise qui a inspiré beaucoup d’autres pays du tiers-monde. Ensuite, parce que la narration droitière et racialiste du 18ème siècle est devenue douteuse, voire même obscène après le procès de Nuremberg. Les libéraux ont donc judicieusement abandonné le racialisme désormais trop voyant et mal connoté au profit d’un discours emprunt de bonnes intentions appelé le plus souvent « droit-de-l’hommisme« , qu’il ne faut surtout pas confondre avec la « Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen” de 1789 qui stipule dans son premier article : « Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits« . Et de facto, le « droit-de-l’hommisme » allait immédiatement se caractériser par son jumelage avec un autre concept qui allait connaître un succès immodéré : l’ingérence humanitaire« . Cette fausse belle idée venue de la “gauche-caviar” fut popularisée par le “French doctor” Bernard Kouchner dans les années 1980. Un alibi impérialiste qui a permis par exemple à Sarkozy 1/ de s’emparer d’une plus grande part de la production libyenne de pétrole. 2/ d’accroître l’influence française en Afrique du Nord 3/ d’améliorer la situation politique personnelle de Nicolas Sarkozy en France 4/ de permettre à l’armée française de réaffirmer sa position dans le monde, et 5/ de répondre à la volonté de Kadhafi de supplanter la France comme puissance dominante en Afrique francophone. Ces 5 points sont extraits d’un rapport élaboré par les parlementaires britanniques. Pour des raisons quasi identiques, un autre rapport britannique met en cause la façon dont Tony Blair a lancé son pays dans la guerre, et son soutien inconditionnel à George W. Bush.

Le « Choc des civilisations » ?

 

Le libéralisme est une hydre à deux têtes et avec le temps, les discours sur les bons sentiments n’ont plus satisfaits pleinement les libéraux du style identitaire. Aussi, ces derniers ont préféré entretenir leur paranoïa en se référant depuis 1993 au « Choc des civilisations« . La promotion de ce concept remonte à un article de la revue Foreign Affairs du Council on Foreign Relations, puissant cercle d’influence connu pour ses penchants néoconservateurs et néolibéraux. Le Choc des Civilisations est avant tout une théorie forgée par l’américain Samuel Huntington qui laisse planer l’idée d’une supériorité morale de l’Occident qui serait menacée par une grande partie du Monde. L’un des problèmes avec la thèse d’Huntington est qu’elle oublie les effets néfastes de plus de 300 ans de culture libérale sur la grande majorité des hommes (esclavage et génocide en particulier comme nous venons de le voir). D’autre part, les Etats-Unis, actuel vaisseau amiral de l’Occident, est de loin le pays le plus guerrier des deux cents dernières années. Il convient aussi d’ajouter que les tenants du « Choc des civilisations » pointent du doigt un conflit entre la « civilisation occidentale » et la « civilisation islamique » en omettant de préciser que tout en étant la principale source de financement du terrorisme islamique, les pétromonarchies du Golfe sont des alliés indéfectibles des États-Unis. Compte tenu de cet état de fait, nous retiendrons que pour les libéraux interventionnistes, le « Choc des civilisations” fut à l’origine de la Guerre préventive qui était le point central de la doctrine Bush. Depuis lors, les guerres sont humanitaires mais aussi préventives puisqu’elles sont promues par les adeptes de deux pôles qui appartiennent malgré tout au même entre-soi.

Domenico Losurdo: Nietzsche, libéralisme, racisme (Tropiques)


Socialisme – libéralisme : deux modèles que tout oppose

Pour se soustraire à la critique, l’argumentation libérale consiste à dévier du sujet en martelant régulièrement que les révolutions (non libérales) ont fait des millions de victimes. Ce genre d’assertion univoque et souvent dépourvu de contenu factuel a l’avantage de faire oublier qu’il y a deux types d’acteurs dans une révolution. Les révolutionnaires bien sûr, mais aussi les contre révolutionnaires. Rajoutons à cette remarque que contrairement au libéralisme bourgeois qui lui est au service d’une minorité de privilégiés, le socialisme se caractérise par deux axiomes :
1/ la déclaration universelle des droits de l’homme,
2/ le concept de lutte des classes qui fut impulsé par Karl Marx et Friedrich Engels. Ces deux idées ont en commun le non assujettissement à l’influence politique et à la pression institutionnelle. Dès lors, il n’est pas question dans le proto-socialiste et par la suite dans le socialisme d’anéantir ou même de mettre à l’index une partie de la population. Alors, évidemment qu’il y a eu des crimes dans les révolutions mais il s’agit de déviances qui n’étaient pas prévues dans les projets initiaux. Dans le libéralisme, les crimes que l’on découvre à posteriori sont constamment justifiés à priori. Ce dernier point est capital, puisqu’il établit clairement que le projet libéral est historiquement réactionnaire et raciste alors que le socialisme propose un idéal de liberté et de justice.

En conséquence, la convergence des deux lignes, libéralisme et fascisme, se trouve confortée par des points de vue qui peuvent paraître étonnamment similaires. Le rapprochement idéologique est d’autant plus frappant quand l’exemple choisi fait figure de symbole de la résistance à l’Allemagne d’Hitler : Winston Churchill, célèbre pour ses bons mots et la longévité de sa carrière politique. Son caractère opiniâtre face au péril nazi lui a valu le surnom de « Vieux Lion ». Avec ses allures de tonton débonnaire et bienveillant, Churchill, a su se forger une réputation d’excellence par un travail acharné et soutenu.

 

Churchill, s’adressant au dictateur italien Benito Mussolini à Rome en 1927, déclara : « Votre mouvement a rendu un service au monde entier. Si j’avais été Italien, j’aurais été de tout cœur avec vous, de bout en bout dans votre lutte triomphale contre les passions bestiales du léninisme. ». En 1943, les Indiens sont prêts à soutenir l’effort de guerre contre le nazisme, à condition qu’on leur accorde l’indépendance. Le premier ministre britannique rétorqua : « partir à la demande de quelques macaques ? », « Je hais les Indiens. C’est un peuple bestial, avec une religion bestiale. ». Sans ménagement, Sir Winston réquisitionnera massivement les denrées. Le résultat pour les populations locales fut catastrophique. On dénombra entre 3 et 4,5 millions de victimes au Bengale selon plusieurs estimations considérées sérieuses. Dans le Illustrated Sunday Herald du 8 février 1920, Churchill accuse les Juifs d’être responsables de la révolution russe. A l’instar d’Hitler dénonçant le danger d’une conquête judéo-bolchévique de l’Europe, Churchill expliqua en substance qu’une conjuration mondiale, motivée en grande partie par de la jalousie, visait à renverser la civilisation en empêchant le processus d’évolution traditionnel. En 1937, il déclara à la Chambre des communes être « fortement en faveur de l’utilisation de gaz toxique contre les tribus non civilisées”. Ce jour-là, le futur Premier ministre du Royaume-Uni apporta indiscutablement sa caution au le projet d’extermination physique théorisé dans Mein Kampf par Adolf Hitler au milieu des années 1920.

Conclusion

Les promoteurs de cette idéologie qu’est le libéralisme développèrent dans son premier âge une opposition farouche à l’absolutisme monarchique qui régnait jusque là sur toute l’Europe. A l’origine de ce mouvement, nous retrouvons des prétendants à plus de droits qui vont de la grande bourgeoisie à la petite noblesse. Désireuse de bousculer l’ordre établi, cette nouvelle autorité aux allures de méritocratie est parvenue au nom de vertus autoproclamées (travail, effort, compétence et intelligence) à s’émanciper des monarchies héréditaires et élitistes. Cependant, ce simple renversement s’est opéré sans jamais remettre en cause la totalité de l’ordre social.

Dominico Losurdo nous rappelle que sur les traces des royautés ou des aristocraties militaires, les sociétés libérales ont eu recours pour optimiser leurs profits à l’esclavage, à l’«esclavage salarié», au sous-prolétariat, à la traite négrière et à l’élimination de populations autochtones. Ces crimes furent justifiés au nom d’une appartenance à une civilisation supérieure. Un étalage de faits qui nous éclaire sur pourquoi et comment plusieurs siècles de monarchisme combinés à plusieurs décennies de libéralisme ont débouchés dans la première moitié du 20e siècle sur l’émergence du national socialisme et de ses théories raciales. La contre-Histoire de Losurdo nous démontre de manière indiscutable que tous les ingrédients qui façonnèrent l’idéologie nazie existaient déjà bien avant la naissance d’Hitler.

Nous constatons que le fascisme circule toujours dans le réseau de tuyauterie du libéralisme. Cela se traduit d’abord dans les discours paradoxaux d’un « pôle droit-de-l’hommiste mondain » qui d’un côté fustige les revendications des moins favorisés ici en Europe, et d’un autre camoufle ses prétentions néocoloniales et stratégiques sous un verbiage cynique et hypocrite qu’ils appellent “ingérence humanitaire”. Le danger se précise lorsque nous comprenons que de l’autre bord du même camp se trouvent les identitaires, dont l’archaïsme redondant est marqué par le « choc des civilisations », un concept qui ne repose sur aucun fondement scientifique. Cette aliénation, favorisée par des débats hypermédiatisés comme celui du voile a fini par engendrer d’autres théories paranoïaques comme le mythe du « grand remplacement« . C’est que malgré un « relooking » quasi permanent, le libéralisme est avant tout réactionnaire et conservateur. En conséquence cette doctrine met tout en œuvre pour nous faire oublier l’importance de la lutte des classes dans la construction historique. Mais laissons à Jean Jaurès le soin de conclure : « C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité ».