mercredi 28 août 2024

Congrès international pour la détermination des directives et la défense de l'esprit moderne (Congrès de Paris de 1921)

 

Au mois de mars prochain s'ouvre, à Paris, un congrès international pour la détermination des directives et la défense de l'esprit moderne. Tous ceux qui tentent, aujourd'hui, dans le domaine de l'art, de la science ou de la vie, un effort neuf et désintéressé, sont conviés à y prendre part. Il s'agit avant tout d'opposer à une certaine formule de dévotion au passé — il est question constamment de la nécessité d'un prétendu retour à la tradition — l'expression d'une volonté, qui porte à agir avec le minimum de références.
La part de la vérité n'est certes plus à faire dans les arguments que peuvent invoquer en leur faveur les représentants de l'une et de l'autre tendances. Il est, par contre, permis de dire que l'attitude des premiers, s'appuyant sur une doctrine des plus strictes et se posant, on ne sait pourquoi, en gardiens de l'ordre, menacerait gravement le liberté des seconds, livrés par définition à des entreprises hasardeuses et fréquemment contradictoires, si ces derniers ne se renouvelaient sans cesse ou s'ils n'étaient renouvelés. Les uns gagneront donc à être instruits de notre projet. Aux autres, nous demandons de faire abstraction de leur ambition particulière et de nous adresser leur adhésion.
Les membres du comité d'organisation, au nombre de sept, professent des idées trop diverses pour qu'on puisse les suspecter de s'entendre afin de limiter l'esprit moderne au profit de quelques-uns ; leurs dissensions sont publiques. Le malentendu qui règne entre eux répond de leur impartialité au sein du Congrès ; il laisse cependant subsister le minimum d'accord indispensable pour ne pas paralyser la tentative.

Georges Auric, compositeur ; André Breton, directeur de Littérature ; Robert Delaunay, artiste-peintre ; Fernand Léger, artiste-peintre ; Amédée Ozenfant, directeur de l'Esprit Nouveau ; Jean Paulhan, secrétaire de la Nouvelle Revue Française ; Roger Vitrac, directeur d'Aventure.

Lire le texte original paru dans la NRf de février 1921


A propos du congrès, on pourra lire le « congrès de Paris », Chapitre XX de Dada à Paris, par Michel Sanouillet.

La plus importante réunion de documents concernant le « congrès de Paris » se trouve dans un dossier établi par les soins d’André Breton et acquis par la Bibliothèque nationale (NAF 14316) : il contient une quarantaine de lettres, articles et textes divers. Des extraits en ont été publiés par Tzara dans Les Feuilles libres, bibl. 699, avril-mai 1922. Voir le commentaire détaillé dans le catalogue Nicaise 1960 (bibl. 753, p. 247-250) et dans le catalogue de la vente Gaffé (bibl. 744, n° 73). Il importait toutefois de rétablir l’équilibre, rompu dans ce dossier en faveur de la thèse Breton, en explorant d’autres collections, comme celle du fonds Tzara à la B.L.J.D. qui renferme des documents d’un intérêt considérable.

À propos de Maurice Barrès et son "crime à la sûreté de l'Esprit"

 Naguère admirateurs de Maurice Barrès, André Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault et quelques autres lui intentèrent publiquement un "procès" symbolique, longuement annoncé dans la presse, pour "attentat à la sûreté de l'esprit". Il eut lieu à la salle des sociétés savantes, le 13 mai 1921. L'acte d'accusation et les témoignages parurent dans le numéro 20 de la revue du groupe, Littérature, qu'ils occupent tout entier en août 1921.
La note figurant dans Littérature avant l'acte d'accusation de Breton rend compte de l'appareil judiciaire déployé pour cette séance dont le sérieux tranche avec les habituelles manifestations dada ; on sait maintenant avec quel soin elle fut préparée : demandes de témoignages, qui furent adressées mêmes aux personnalités les plus hostiles à Dada, fréquentation du Palais de Justice, afin de rendre plus vraisemblable et plus percutante la parodie des formes qu'on se proposait.
Les journaux ont rapporté avec plus ou moins de détails le déroulement de la séance.
Derrière le légitime écœurement d'une génération devant l'attitude de l'homme Barrès pendant la guerre, se trame l'histoire d'un mouvement fait de tensions (Soupault récuse l'idée même de jugement, Aragon voulut défendre l'accusé, etc), d'ambiguïtés et d'humour. 

 

 

Mort il y a cent ans, qui était Maurice Barrès ?

SOURCE:  https://www.philomag.com/articles/mort-il-y-cent-ans-qui-etait-maurice-barres

dulé par les écrivains de son temps, Maurice Barrès est aujourd’hui tombé dans un relatif oubli. Chantre du nationalisme français et figure de proue de l’antidreyfusisme, ses mauvais combats auront, malgré des prises de position fluctuantes, indéniablement entaché son œuvre littéraire. Qui était réellement ce sulfureux mentor des lettres françaises ?

Disparu le 4 décembre 1923, Maurice Barrès a été l’un des écrivains les plus importants et influents de son temps. François Mauriac, André Breton, Pierre Drieu La Rochelle, Louis Aragon, jusqu’à Marcel Proust ou encore André Malraux… tous reconnaissent son génie littéraire et, pour beaucoup, vantent la générosité de l’écrivain dans ses recommandations et ses appuis. On a coutume, pour le présenter, de distinguer deux, voire trois Barrès : celui de la trilogie romanesque Le Culte du moi (1888-1993) d’une part, puis du Roman de l’énergie nationale (1897-1902), d’autre part, et enfin de l’essai Les Diverses Familles spirituelles de la France (1917).

Le moi contre les barbares

La première trilogie, composée des romans Sous l’œil des barbares (1888), Un homme libre (1889) et Le Jardin de Bérénice (1891), lui assure un succès fulgurant. Elle impose comme « prince de la jeunesse » celui qui déclarait « j’écris pour les enfants et les tout jeunes gens » (Un homme libre). Dans une fibre mi-nihiliste mi-romantique, parfois assez proche de l’anarchisme individualiste développé par Max Stirner dans L’Unique et sa propriété (1844) – que l’écrivain n’a, à notre connaissance, pas lu –, Barrès fait dans ces romans de l’entité du « moi » « l’unique réalité » (Sous l’œil des barbares), dont il s’agit d’assurer les possibilités de déploiement, ce qui suppose une défense contre autrui : « les barbares ». « Chacun, hors de moi, n’est que barbare », stipule ainsi le jeune homme, qui invite dans une sorte de solipsisme littéraire à un recentrement égotique sur sa propre individualité, à une pensée solitaire faisant signe vers l’épanouissement de sa propre sensibilité. Dans le second roman, il fixe à cet effet une méthode en trois principes : « Premier principe : nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation. Deuxième principe : ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser. Troisième principe : il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible. » Cette volonté d’analyse de soi le fait remonter à son territoire, la Lorraine, ainsi qu’à son passé et à ses ancêtres : « Chaque individu possède la puissance de vibrer à tous les battements dont le cœur de ses parents fut agité au long des siècles. » Ainsi, dès la période « anar » du jeune Maurice Barrès, on voit poindre, au-delà de l’individualisme égotique, le chantre de « la terre et [d]es morts » qui s’affirmera dans Le Roman de l’énergie nationale. À cette date-là, Barrès est d’ailleurs déjà engagé en politique. Comme Paul Déroulède, le fondateur de la Ligue des patriotes, il rêve d’un pouvoir à la fois populaire et autoritaire, sans pour autant vouloir rompre avec la République. Il se tourne à cet effet vers le populisme porté par le général Georges Boulanger, en allant, rappelle l’historien Michel Winock (À l’ombre de Maurice Barrès, dir. Antoine Compagnon, Gallimard, 2023), jusqu’à s’affirmer pour sa part socialiste, et se fait élire député boulangiste de Nancy en 1889. Le même Michel Winock relève que Barrès, qui nourrit un antiparlementarisme de plus en plus grand allant de pair avec le désir d’un régime présidentialiste, notamment à partir du scandale de Panama, en 1892, commence peu à peu à emprunter à Édouard Drumont son antisémitisme à des fins d’unification des exploités, allant jusqu’à signer une brochure Contre les étrangers, en 1893, puis diriger la revue nationaliste La Cocarde de 1894 à 95.

La terre et les morts

Le nationalisme barrésien va s’affiner peu à peu, trouvant dans l’affaire Dreyfus l’une des grandes occasions de son déploiement. Dans l’ouvrage collectif dirigé par Antoine Compagnon, l’historien Grégoire Kauffmann, critiquant la thèse de l’historien Zeev Sternhell selon laquelle Barrès serait le père de tous les fascismes (Maurice Barrès et le nationalisme français, 1972) relève que le roman Les Déracinés, contrairement à ce qu’affirme Sternhell, n’a pas réellement pu être influencé par l’affaire, celle-ci ne commençant à proprement parler qu’à la fin 1897 (alors que le roman paraît en avril de cette année), lorsque la culpabilité du capitaine est contestée par les premiers dreyfusards. Il n’empêche que Barrès était déjà un antisémite zélé, lui qui, en 1986, a fait partie d’une commission chargée de départager les candidats à un concours organisé par le journal antisémite La Libre Parole, fondé par Drumont, « sur les moyens pratiques d’arriver à l’anéantissement de la puissance juive en France ».

Alors que le jeune Léon Blum, qui l’a lu et l’admire, lui rend visite lorsque l’affaire explose, en espérant le rallier au dreyfusisme, il se voit éconduit par celui qui commence à fustiger les « intellectuels », un terme qu’il popularise, dans leur défense de cet individu contre l’institution millénaire qu’est l’armée. Ce sera le prélude à la terrible sentence de celui qui s’impose comme le maître à penser de l’antidreyfusisme : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race » (Ce que j’ai vu à Rennes, 1904).

On semble bien loin du Barrès individualiste du culte du moi. Première pièce de la trilogie Le Roman de l’énergie nationale (avec L’Appel au soldat, publié en 1900, et Leurs Figures, en 1902), le roman Les Déracinés, plus grand succès de l’auteur, portait déjà les indices d’un tel glissement puisqu’il raconte la création d’un Moi-Individu qui, pour se défendre et s’affirmer contre tout ce qui n’est pas Soi, évolue vers un Moi-Nation. Le lien social devient envisagé de manière organique, à tel point que l’auteur y a cette phrase : « L’individu n’est rien, la société est tout. » Malgré tout, on n’y relève pas de culte de la force ou du chef, fondamentaux constitutifs du fascisme.

C’est une radicalisation du motif de l’individu, entendu comme le prolongement des ancêtres entrevu dans Un homme libre, qui se précise dans ces années-là. Celui-ci trouve notamment à se confirmer dans son célèbre discours du 10 mars 1899 à la Ligue de la patrie française, qu’il vient de rejoindre, intitulé La Terre et les morts, dans lequel Barrès insiste sur la nécessité de « restituer à la France une unité morale, de créer ce qui nous manque depuis la Révolution : une conscience nationale », puis dans son essai Scènes et doctrines du nationalisme (1902). Ce sont aussi des années durant lesquelles l’auteur s’oppose à la laïcité portée par la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, défendant, bien qu’il ne soit pas lui-même catholique pratiquant, la nécessité d’un retour au christianisme comme élément unificateur de la nation française. Tout l’enjeu est de redonner à la France une âme. Le nationalisme, qui passe par la décentralisation et le régionalisme, et l’amour de la patrie doivent être les principes permettant d’arrimer l’individuel, qui a toujours une histoire singulière avec son milieu d’origine, au collectif. Pour l’écrivain Emmanuel Godo, qui vient de faire paraître Maurice Barrès. Le grand inconnu 1862-1923 (Tallandier, 2023), la mort de ses parents (son père en 1898 et sa mère en 1901) expliquerait davantage cette prise de conscience nationaliste que l’affaire Dreyfus en elle-même, dans une volonté pour l’auteur de se ressaisir, comprendre d’où il vient ainsi que ce qu’il doit à ses ancêtres.

Un troisième Barrès ?

Grand écrivain de la revanche contre l’Allemagne, Barrès a publié une autre trilogie romanesque, Les Bastions de l’Est, composée d’Au service de l’Allemagne (1905), Colette Baudoche (1909, qui a connu un grand succès) et Le Génie du Rhin (1921). Durant la Première Guerre mondiale, il est ainsi un acteur majeur de la propagande de guerre, chantre du jusqu’au-boutisme, ce qui lui vaudra le sobriquet de « rossignol des carnages » par l’écrivain Romain Rolland. Il se fait le soutien journalistique des Poilus, qui lui écrivent des lettres, dans le quotidien L’Écho de Paris. Peu avant la fin de la guerre, il atténue son antisémitisme, rendant hommage au patriotisme des Juifs français dans Les Diverses familles spirituelles de la France (1917), un essai dans lequel il érige ces derniers au rang d’élément du génie national, au côté des traditionalistes, des protestants et des socialistes (il faut d’ailleurs mentionner qu’il fut le premier à se rendre au chevet de Jaurès assassiné, en 1914). De la même manière, il choquera les milieux traditionalistes et catholiques avec Un Jardin sur l’Oronte (1922), une histoire d’amour sulfureuse entre un croisé et une musulmane. Des éléments qui, sans l’absoudre de ses terribles combats, montre peut-être, comme veulent le croire plusieurs auteurs de la monographie À l’ombre de Maurice Barrès, que l’homme a su évoluer et se tenir éloigné d’une forme de fanatisme, et qu’esthète avant tout, il n’a pas eu beaucoup de convictions définitives. C’est en tout cas en partie au motif de ce caractère changeant que les dadaïstes ont organisé, en 1921, un procès fictif, présidé par André Breton, contre Maurice Barrès, accusé de « crime contre la sûreté de l’esprit », durant lequel les différentes parties, disant déplorer l’évolution de l’auteur depuis Le Culte du moi, l’ont condamné à vingt ans de travaux forcés.

Finalement, est-ce son caractère sulfureux ou au contraire son aspect indécis et changeant qui auront eu raison de sa mémoire, le faisant tomber dans l’oubli ? Pour Antoine Compagnon, qui rappelle qu’on pouvait jusqu’en 1966 facilement se procurer ses œuvres, la question est à poser en ces termes. Car des auteurs bien plus radicaux et constants dans leur abomination tels que Drieu La Rochelle ou Louis-Ferdinand Céline n’ont pour leur part pas été oubliés et ont même eu droit à une consécration par la Pléiade. Finalement, nous dit Compagnon, Barrès est à la fois jugé infréquentable et trop lisse pour pouvoir incarner la figure – paradoxalement attirante s’il en est – du « mal absolu » : « Barrès ne fut pas assez odieux, pas assez haïssable, mais trop divisé, trop compliqué, pour que nous en fassions l’incarnation du mal absolu. »

SUITE AVEC UN ARTICLE DE LA DROITE INTELLECTUELLE ESTHéTICO-BIDON, qui ne tire pas les conséquences de la "décadence" en se faisant hara-kiri (c'est du Mishima syndical!).

Sacha Guitry, portrait de Claude Monet


 

lundi 26 août 2024

paysage apocalyptique (Ludwig Meidner, 1913)

 

Apocalyptic City 1913 - Ludwig Meidner reproduction oil painting
Avant la WWI. Cette vision de la métropole moderne en tant que lieu d'apocalypse et de destruction incarne la conviction expressionniste que construire un monde nouveau implique la destruction du monde ancien (régénération).

En 1907 déjà, le spectre d’un génocide en Palestine

 SOURCE: https://orientxxi.info/magazine/en-1907-deja-le-spectre-d-un-genocide-en-palestine,7511

Le débat sur la pertinence du paradigme colonial pour la compréhension de l’histoire du sionisme et, par conséquent, de l’État d’Israël est ancien. Si la question a été soulevée depuis longtemps par les Palestiniennes, elle était déjà discutée dès les origines du mouvement sioniste comme en témoigne une série de lettres de 1907.

Degania, février 1948. Des paysans construisant une barrière et des hommes en armes dans un champ.
Boris Carmi / wikimédia

Un texte qui est souvent cité dans le débat sur la pertinence du prisme colonial pour comprendre le sionisme est l’article programmatique « Mur de fer » de Zeev Jabotinsky dont la parution, en 1923, marque la fondation du courant dit révisionniste. La thèse principale est que le sionisme doit assumer des pratiques violentes à l’égard de la population arabe de Palestine. Jabotinsky tire la nécessité de la violence du fait qu’il s’agit d’un projet colonial cherchant à établir une souveraineté juive en Palestine au détriment de la population autochtone. Celle-ci, poursuit-il, ne peut que s’opposer largement à ce projet, à l’instar de toute population autochtone. Ce texte s’inscrit en faux contre les organes officiels du mouvement, qui cherchaient à nier ou à masquer cette dimension coloniale et violente.

Ce n’était pas la première fois que la question était discutée au sein du mouvement. Seize ans plus tôt, en 1907, une lettre est publiée dans l’hebdomadaire hébreu Ha-Olam (« Le Monde »), le journal officiel de l’Organisation sioniste mondiale (OSM), qui montre que le potentiel violent du sionisme était déjà débattu à l’époque. C’est trois ans après la mort de Teodor Herzl en 1904, dix ans après le premier Congrès sioniste à Bâle, et presque trente ans après le début de l’immigration sioniste en Palestine (la « première alya », de 1881 à 1903) et la fondation des premières colonies agricoles juives de Petah Tikva et Guey Oni. C’est la période qui suit le rejet du « plan Ouganda » par le mouvement sioniste et la réaffirmation du focus sur la Palestine.

La deuxième génération de colons

C’est aussi la deuxième génération du mouvement sioniste, façonnée par les pogroms de l’Empire russe, ainsi que par les réactions internationales et les manifestations de soutien aux juifives. Leur sionisme se construit en dialogue avec d’autres courants politiques, notamment socialistes et révolutionnaires, qui attirent les jeunes juifives. Cette nouvelle génération assume la rupture avec la religion, dont le discours et les pratiques sont désormais considérés comme obsolètes, notamment parce qu’ils prolongent l’état d’exil, tandis que les sionistes cherchent plus ouvertement à établir la souveraineté nationale. Ce sionisme de la « deuxième alya » (1903-1914) présente une composante plus militante que la « première alya » et plus ouverte à la violence, comme l’indique, entre autres, la fondation de l’organisation Ha-Shomer, « le gardien » en hébreu.

Le projet colonial évolue et se précise. En 1908 est fondée à Londres la société Palestine Land Development Company (PLDC), dont le nom hébreu Hakhsharat Ha-Yishouv signifie littéralement « la préparation du peuplement ». Elle est dirigée par Arthur Ruppin, un sociologue formé en Allemagne, qui introduit les principes de l’organisation moderne du travail et de la méthode statistique. Comme l’a montré le chercheur israélien Etan Bloom, Ruppin inscrit le souci démographique, c’est-à-dire le besoin du mouvement sioniste d’établir une majorité juive en Palestine, dans un dispositif raciste, inspiré de l’eugénisme allemand de l’époque1. Cela se reflète non seulement vis-à-vis des Arabes palestiniennes, mais aussi à l’égard des juifives immigrées du Yémen dans les années 1920 que l’on fait venir pour servir de main-d’œuvre bon marché. L’objectif déclaré de la société dirigée par Rupin est d’aider les nouvelles et nouveaux immigrantes juifives, provenant notamment d’Europe orientale, à s’établir comme paysannes en Palestine. La société achète des terres et y établit des fermes. Par ailleurs, à cette même époque, on envisage d’autres formes de peuplement que la colonisation rurale, avec la planification d’Ahuzat Bayit, officiellement fondé en 1909 et devenu le premier quartier de Tel-Aviv.

C’est aussi l’époque des idéaux sionistes de la « garde hébraïque » et du « travail hébreu ». On parle de conquête du travail : les jeunes juifives arrivant d’Europe orientale entrent en compétition avec les travailleurses palestiniennes employées dans les colonies agricoles. C’est également la période où l’hébreu moderne est conceptualisé et mis au service du mouvement national, devenant ainsi sa langue officielle. La renaissance linguistique, visant à moderniser la langue de la Bible et de la littérature rabbinique selon les critères philologiques et grammaticaux européens de l’époque, s’inscrit dans le cadre de la renaissance nationale.

À un ami marxiste

L’année 1907 correspond aussi à la première parution du journal Ha-Olam. Le rédacteur en chef est Nahum Sokolow, l’héritier de Herzl comme secrétaire général de l’OSM. C’est dans la rubrique littéraire qu’apparaît, dans quatre numéros consécutifs du printemps 1907, une série de 26 lettres. Le titre de la série est « Un paquet de lettres d’un jeune ouvrier à l’esprit perturbé ». Sous le titre on trouve la mention suivante entre parenthèses : « écrit par un ouvrier de la terre d’Israël ». L’auteur, qui demeure anonyme, s’adresse à un ami d’enfance nommé David, un intellectuel marxiste urbain resté en Europe.

Auteur anonyme, « Un paquet de lettres d'un jeune ouvrier à l'esprit perturbé », Ha-Olam, juin 1907.
Auteur anonyme, « Un paquet de lettres d’un jeune ouvrier à l’esprit perturbé », Ha-Olam, juin 1907.

Cette série peut se lire comme l’esquisse d’un roman d’apprentissage sioniste. Les lettres suivent l’évolution spirituelle et corporelle de leur auteur, un jeune immigré de la « deuxième alya », depuis le moment de son arrivée et le grand sentiment de vide qu’il éprouve, jusqu’à la découverte de son « nouveau moi » : un paysan-guerrier qui transforme « la charrue en épée, et la pelle en lance »2. Ainsi, il décrit l’aboutissement de sa transformation dans la lettre qui conclut la série :

Tu pourrais me trouver près de l’enclume, martelant et transformant la charrue en épée, et la pelle en lance […] À ce moment-là, tu pourrais me contempler de loin, depuis les hauteurs des montagnes, [je serai] debout, appuyé sur la crosse de mon fusil, attendant, guettant… Souviens-toi — je suis un paysan ! … Et toi, sois laboureur en apparence, et que dans tes veines coule le sang des zélés !

Les lettres précédentes décrivent la vie de l’auteur en Palestine, ses voyages dans les colonies et ses rêves de souveraineté juive. À un moment donné, il se promène avec des amis au sommet du mont Thabor, en Galilée, d’où il contemple la vallée fertile de Jezreel, qui à ce stade n’appartient pas encore aux organisations sionistes. Le jeune ouvrier voit clairement que la vallée est habitée et cultivée, et se lamente sur le fait qu’elle ne soit pas aux mains des sionistes (qui ont tenté de l’acquérir depuis la fin du XIXe siècle). Il raconte :

La vallée s’étendait devant nous comme un tapis de soie aux couleurs multiples, avec de nombreux champs magnifiques. Chaque petit champ, cultivé par des mains agiles, brillait au loin comme un bouquet de fleurs… En haut de la montagne, contemplant ce paysage sublime, une douleur s’est éveillée en moi… Une nostalgie terrible. J’aurais voulu engloutir toute la vallée, l’embrasser et l’offrir en cadeau à notre peuple aussi merveilleux qu’elle… La vallée de Jezreel ! Vois-tu à quel point elle nous est proche… Et pourquoi n’est-elle pas entre nos mains ? Pourquoi vois-je au loin ces images sombres, les troupeaux des Bédouins ? Et pourtant, personne d’autre que nous n’a de droit sur elle !

La guerre d’extermination contre les Hereros et les Namas

C’est dans la lettre qui suit celle-là, datée de juin 1907, que se trouve un passage très intrigant. Il y est question du génocide des Hereros et des Namas, commis par les forces allemandes sur le territoire de l’actuelle Namibie entre 1904 et 1908. Le mot génocide n’y apparaît pas, mais la violence coloniale allemande est évoquée dans le cadre d’une discussion sur le rapport du mouvement sioniste aux Arabes de Palestine. Dès cette époque donc, bien avant les massacres et les expulsions de la Nakba, le potentiel génocidaire du mouvement sioniste a été discuté publiquement dans Ha-Olam le journal officiel du mouvement et aussitôt signalé comme un sujet qu’il vaut mieux éviter.

La lettre relate une dispute entre le jeune ouvrier et un colon, monsieur G., « un type très intéressant, avec des cheveux longs, [qui] revendique l’humanisme et aime bien parler de l’humanité qui fraie des chemins ». La dispute porte sur les Arabes : selon le jeune ouvrier, G. se soucie trop de leur bien-être. Lui relativise leur souffrance par rapport à l’importance du projet sioniste : construire un foyer pour accueillir des millions de Juifives persécutées. G. lui fait alors la remarque suivante :

Oui — il m’a répondu — on connaît cette excuse, les belles phrases. Mais le meurtre restera un meurtre même s’il est idéaliste. Et quelle différence entre nous et les Allemands qui combattent maintenant contre les Noirs en Afrique ? Là-bas aussi tu peux les entendre se vanter que [les Noirs] sont tués sur l’autel de la Haskalah (Lumières juives).

Cela enrage le jeune ouvrier. Il se lance alors dans une diatribe, à la fin de laquelle il crache au visage de son hôte et quitte sa maison :

Juif ! — je lui ai dit en tremblant — Entends-tu ce qui sort de ta bouche ? La guerre en Afrique et le retour à Sion ! Le peuple allemand ! Tu sais pourquoi il vient à cette guerre […] ? Par une satiété jusqu’au vomissement, par saturation, par cupidité, par le désir de dominer et de gouverner, d’exterminer des peuples. Mais nous, même si on supposait qu’un peu d’injustice a été faite à des particuliers, connais-tu l’origine de cette injustice ? […] As-tu vu les sous-sols obscurs […] moisis et pourris, où habitent des milliers de familles ?! C’est eux que tu appelles bourreaux et oppresseurs ! […] Et qu’est-ce que tu veux ? Que si nous rencontrons des obstacles sur notre chemin nous nous arrêtions sans les enlever ? […] Moi-même je ne sens aucun défaut dans mon humanité en participant à cette guerre. Ainsi le lion écrase les arbustes épineux quand il s’enfuit de ses persécuteurs ! Et pourquoi, monsieur, cet excès d’humanisme, cette oisiveté ? Est-ce que tu veux fonder une association des amants des Arabes ? C’est très idéaliste !

Un débat sur les mots plutôt que sur la réalité

En novembre 2023, Didier Fassin publie un article intitulé « Le spectre d’un génocide à Gaza » dans le média AOC, qui évoque le génocide des Herero et des Namas3. L’objectif derrière l’évocation, mise en avant également par d’autres intellectuelles comme la penseuse et militante canadienne Naomi Klein, était de sonner l’alarme : les ressemblances structurelles entre les deux situations indiquent que l’offensive israélienne à Gaza pourrait s’inscrire dans une dynamique génocidaire, dépassant ainsi l’argument du droit d’Israël à l’autodéfense. En France, la juxtaposition des deux situations a été sévèrement critiquée et jugée non pertinente par plusieurs intellectuelles4. En particulier, la critique d’Eva Illouz, parue dans la revue K le 15 novembre 20235, nous rappelle que pour certaines, le débat porte moins sur les faits que sur la manière de les aborder. Ainsi, elle écrit que « dans la période tourmentée que nous vivons, choisir les mots justes est un devoir moral et intellectuel ». Ce même souci semble être exprimé dans une interview publiée dans Le Monde le 19 avril 2024 sous le titre « La gauche ne sait plus parler de ce qui se passe au Proche-Orient ». Comme si le débat sur les mots était plus urgent que le débat sur la réalité. Comme si, puisque nous vivons une « période tourmentée », l’analyse critique devait s’adapter au conformisme ambiant. Or c’est précisément le propre de la pensée critique que de s’exprimer dans tout contexte et de bousculer les zones de confort.

Historien du judaïsme au CNRS. Auteur de Histoire de Yahvé. La fabrique d’un mythe occidental, Fayard, 2019. Son prochain livre, A Historical-Materialist Reading of Genesis 1-4 : Undoing Satan between Colonial Brazil and Biblical Israel, sera publié par Routledge fin 2024.
 
Chercheuse en sociologie, cofondatrice et membre du comité de rédaction du blog Yaani. Ses travaux portent sur l’engagement militant et les mouvements sociaux, sur le militantisme religieux et sur les rapports coloniaux en Israël-Palestine.

Nos ancêtres les chiffonniers: aux Gobelins

 

8, Passage Moret, rue des Gobelins. Paris, 1913. Photographie d'Eugène Atget (1857-1927). Paris, musée Carnavalet.

Nos ancêtres les chiffonniers: rue de la Colonie

 

Colonie de la Butte aux cailles par Eugène Atget 1900.
En bas de la Butte, une colonie de chiffonniers s'est installée. Roulottes, marmaille, chiens et chevaux.
Bidonville avant l'heure... la plèbe colonise.
La rue est nommée.
Ce sera la rue de la Colonie.
 

 
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