lundi 26 février 2024

le néoréalisme de Roberto Rossellini et la fin du Paris debordien (note sur le cinéma de déambulation)

    Je n'ai pas trouvé de traces particulières  dans les écrits de Guy Debord sur les films du néoréalisme italien. Bien sûr il y a L'Avventura de Michelangelo Antonioni, sur lequel je reviendrai: un film de déambulation, mais qui marque en 1960 la fin du cycle historique de ce style. 

    Pourtant, le néoréalisme italien me paraît être le cinéma contemporain de sa jeunesse le plus proche du sentiment de dérive. Avec l'avènement de ce style, a lieu ce que Gilles Deleuze appelle la transition de l'image-mouvement à l'image-temps. C'est le genre de cinéma qu'André Bazin appelait dans Qu'est-ce que le cinéma? en 1958 du "cinéma pur" parce que justement il donnait "l'illusion esthétique parfaite de la réalité", en pensant en particulier au Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica (1948). 

    Il me semble que c'est parce qu'il rend particulièrement ce sentiment que Debord cite dans une de ses lettres le cinéma de Jean Rouch: " Rouch. Tout à fait en marge du cinéma, mais justement par là l'élargissant considérablement, à partir uniquement de reportages ethnographiques Les Maîtres-Fous et Moi, un noir." (Lettre à Frankin du 7 septembre 1959). 

    À défaut qu'il le cite, c'est sur Roberto Rossellini que je voudrai mettre l'accent. Il mérite d'être tout spécialement mentionné lorsqu'il est question de films de déambulation. "Les choses sont-là, pourquoi les modifier", aimait-il à dire en forme de boutade. Laisser-aller les choses, c'est aussi cela qui se passe lors des dérives, intégralement, partiellement (ou de manière minimale si celui-ci est dialectiquement sous contrôle, orienté par des objectifs comme le retour-sur-expérience utiles à la psychogéographie, et in fine construire l'Urbanisme unitaire).

    Il fut le pionnier du néoréalisme avec Rome, ville ouverte (1946), puis du réalisme méditatif avec Voyage en Italie (1954) et du réalisme historique avec La Prise de pouvoir par Louis XIV - trois ruptures décisives par lesquelles il a ouvert la voie. J'ai envie de dire qu'il la ferme aussi en un lieu précis, Paris, avec son dernier film en 1977, fait pour la télévision, Beaubourg, centre d'art et de culture Georges Pompidou. Il ne s'agit pas juste decla clôture finale de son œuvre, c'est aussi d'un point de vue debordien la vision d'une fin de Paris: le crépuscule de celle qui fut la ville de naissance de la psychogéographie et de la dérive; laissant en quelque sorte ces définitions seules, orphelines, face au décor initial détruit. Le centre d'art Beaubourg, qui se lève sur le plateau Beaubourg, était censé dans la décennie 1970 redonner du lustre à la capitale déchue de l'art, supplantée par New-York dans la décennie précédente. Il ne fera que confirmer la relégation, un trophée de consolation pour ce que l'on appellera bientôt la "classe créative". C'est la fin du Paris historique de la dérive, c'est-à-dire du théâtre grandeur nature de la lutte des classes, avec justement l'expulsion des classes populaires vers les banlieues. Tout proche de là, le transfert des Halles, le ventre de Paris, à Rungis, est un événement majeur: ressenti comme la plus grande amputation de cette période. Sans ce substrat populaire, survient la grande coupure du Je artiste et du Nous prolétarien (coagulés durant la Guerre de 1914-1918). On pourra désormais réélire un maire de Paris au suffrage universel (le danger communard est définitivement écarté) et faire de l'art conceptuel. Par contre plus personne ne chantera Paris.

   

 

    En 1977, le Centre Pompidou ouvre donc ses portes. Le tournage s’étale du mois de janvier à mai 1977. Le film ne comporte aucun commentaire. Témoigne seule la réalité sonore du lieu. C'est ce contact du public confronté directement à l'art contemporain, dans sa spontanéité et sa sincérité, que Rossellini veut saisir. Pour cela, il adopte un principe de déambulation qui lui est cher et lui permet d'accumuler les observations. "Il ne s'arrête pas aux œuvres, commente Alain ­Bergala, ce qui l'intéresse, c'est le rapport du public aux œuvres." D'où parfois un côté Tati, ­cocasse, car le public n'a pas encore appris à révérer l'art contemporain. Et un intérêt sociologique certain.

    "Beaubourg est un phénomène important" déclarait Roberto Rossellini à Ecran 77. "J’ai regardé le phénomène. (…) Je n’ai utilisé dans le film ni musique ni narrateur. J’ai voulu montrer Beaubourg. J’ai caché des dizaines de micros et j’ai recueilli toutes les voix du public qui court en masse à Beaubourg."

    Conscient de l’importance historique du moment, le producteur Jacques Grandclaude propose à Rossellini de le filmer pas à pas, plan par plan, durant toute la réalisation du film. Convaincu par cette démarche qu’il qualifia en souriant "d’entomologiste", celui qui n’avait jamais accepté qu’on le filme de cette manière, devenait l’acteur principal d’une "leçon de cinéma". Voir le film Rossellini au travail 


Dziga Vertov / Henri Langlois

 


Roger LOUIS introduit le reportage. Henri LANGLOIS, directeur de la Cinémathèque française, présente le travail du cinéaste soviétique Dziga VERTOV. Il souligne l'influence de ses manifestes dans l'histoire du cinéma. - L'interview de LANGLOIS est illustrée de larges extraits de "L'homme à la caméra". Puis sur des images du film, lecture d'un extrait par un comédien non identifié, du manifeste "Ciné-oeil" de Dziga Vertov (1923).

samedi 24 février 2024

Boris Barnet à la cinémathèque: le rouge tient


J'aurai donc raté - car complète - la séance de projection d'Une fois la nuit, un film de Boris Barnet sur la guerre et filmé pendant la guerre avec toute la noirceur vécue sur le front de l'Est: le type de film essentiel pour récupérer l'histoire volée de l'Europe par les occupants d'hier et d'aujourd'hui...et justement impossible à voir autrement car il n'est pas édité en DVD. L'attente à propos de ce film était notamment de le comparer à Rome ville ouverte de Roberto Rossellini. Raté aussi le dialogue ultérieur avec Bernard Eisenschitz (mais il sera mis en ligne plus tard). Ça c'est pour le samedi 24. 

Ne pouvant voir tout le cycle de la cinémathèque, je suis passé le vendredi 23 à la bibliothèque (du cinéma) Truffaut pour faire ma récolte des films de Barnet. Pas un seul, je me suis fait doublé. Il y a une tension en ce moment sur les films soviétiques, notamment les moins connus. Derrière Eisenstein et Tarkovski, d'autres comme moi ont commencé à gratter dans la forêt de films, d'auteurs, de langues aussi: un vrai continent pour le coup, le grand continent eurasien.

J'ai eu la chance de voir le Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk cet été en empruntant le film à Truffaut, quel plaisir et quel chance! La qualité prime, on la cherche et la vérité aussi: pour voir Le Destin d'un homme (un film de 1959 sur la Grande Guerre patriotique et les camps de concentrations: on y voit  des cheminées d'usine dont la fumée noire laisse peu de doute sur ce qui s'y passe) ou son Waterloo de 1970 (bien qu'il s'agisse d'une production occidentale, l'Armée rouge y fait encore l'extra de luxe – comme dans Guerre et Paix ou Libération, la grande fresque de sept heures et demi de Youri Ozerov – pour des batailles de masses superbement chorégraphiées) il m'aura fallu faire preuve de patience à Truffaut en me mettant sur liste d'attente pour réserver ces produits rares. 

Belle surprise. Projeté au cinéma cet hiver, on rééditera ce printemps le Guerre et Paix de Bondartchouk en Blu-ray. 

Ma petite expérience (ces signes et d'autres) me dit que la russophobie à l'anglosaxonne et sa cancel culture débile auront eu l'effet opposé à celui voulu : attiser la curiosité, puis la nourrir amplement. Sacré détournement, isn't it? 

samedi 27 janvier 2024

Aux sources de la psychogéographie: une première occurrence du "fantastique social" en 1924

Il semble que l'on puisse remonter jusqu'à 1924, dans l'article suivant de Mac Orlan sur le peintre George Grosz, pour trouver la première mention du "fantastique social" en France (la fiche wikipédia signale une de ces conférences au Théâtre du Vieux colombier –dédié aux films d'avant-garde– sur le cinéma fantastique en 1926). Mac Orlan l'a repéré chez d'autres, mais il est surtout lui-même le principal exposant de cette notion par ses chansons et ses récits: un grand créateur d'atmosphères, amplement distillées dans le cinéma des années 1930-40. 

Le fantastique social est l'une des sources majeures du sentiment psychogéographique, il conforme le pathos inhérent aux premières dérives et induit une esthétique attendue. Cette forme de "tragique d'aventure" correspond notoirement au moi romantique de Debord, unifiant son oeuvre et sa vie dans le temps –et jusqu'à l'automythographie de soi. 

À cet égard, Mac Orlan occupe une place importante dans son panthéon littéraire ( alors qu'il s'agit d'un auteur habituellement considéré comme mineur). Mais ce qui m'interpelle pour l'instant c'est cette filiation plastique allemande; à travers la fragmentation cubofuturiste et l'enfièvrement expressionniste, elle détermine une vision conflictuelle et riche de la nouvelle vie urbaine née dans la ville la plus moderne d'Europe, Berlin. Entre aliénation et spectacle permanent.

 
George Grosz, Metropolis, 1916-17 (musée Thyssen-Bornemisza, Madrid)

 PIERRE MAC ORLAN 

George Grosz 

L'Europe attentive, les passions dont elle dispose, la révolte assoupie, le jeu triomphant de filles sottement éprises de voluptés chimiques, les médiocres bourgeois lâchés en liberté et la rue  elle-même ont trouvé leur poète dans l'étrange et puissante personnalité de George Grosz, que Frans Masereel et Joseph Billiet présentent aujourd'hui au public français, et pour la première fois.

Depuis la guerre, une sorte de fantastique social a été créé un peu partout chez tous les peuples européens qui se sont battus. Le sang des hommes a perdu sa valeur tragique et le mystère des visages s'est accru. Les classes sociales qui, il y a encore dix ans, possédaient des traditions respectives qui les différenciaient, se sont mêlées dans les nouvelles combinaisons des lumières de la rue, dans la malhonnêteté provisoire qui mène les hommes à la conquête du plaisir réalisé le plus rapidement possible. Si les hommes, depuis la guerre, peuvent se distinguer de ceux qui les précédèrent, c'est un peu par leur obéissance passive aux lois de la vitesse. Tout tourne plus vite. Et les anciens mots qui tournaient autrefois à 120 tours par exemple, tournent aujourd'hui à 2000 tours. Le mécanisme de la langue ne peut les suivre. Nous manquons de mot pour réaliser l' “expressionnisme” de notre époque. 

Grosz a trouvé la langue nécessaire à l'épanouissement de sa vision. Qu'il découpe une photographie et qu'il l'associe à son extraordinaire intelligence du fantastique et de la misère homicide, c'est, par tous les moyens la lutte pour arriver directement au but. Il voit les choses et les hommes en transparence, il mêle aux éléments nobles de la révolution les odeurs essentielles de la vie populaire où le sang se chambre à la température de la rue. Je ne connais rien de plus tragique que l'oeuvre  de ce jeune homme émouvant et affectueux. Toute la rue et les intermédiaires de la rue s'animent dans une frénésie féerique, ordurière et brutale, celle de la vie quotidienne. [...]

Pierre Mac Orlan, George Grosz, préface du catalogue du catalogue de l'exposition George Grosz, Joseph Billiet, Paris, 1924.